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Photo du rédacteurMahigan Lepage

L'amour des fusils

La terre inscrite en lettres rouges


Date inconnue.

 

{Tentative d'inventaire des souvenirs, impressions et sentiments liés à l'objet fusil.}


1. Très jeune, derrière le poêle à bois, le fusil calibre 12 de mon père. Quand je pense fusil, je pense toujours ce fusil. Il nous suivrait dans le déménagement.


2. Se faire expliquer la différence entre un fusil et une carabine. J'aurais plutôt eu tendance, spontanément, à appeler le calibre 12 carabine, parce qu'enfants on appelait fusils les faux révolvers qu'on se fabriquait, alors que carabine, ça faisait long et chasseur. Mais très tôt on m'a convaincu que le 12 était un fusil. Plus tard je comprendrais la différence, mais ça n'a pas beaucoup d'importance.


3. Être allé chasser la perdrix avec les deux frères. Pas au fusil, mais à la carabine, calibre 28 je crois. Mais le plus grand n'était pas doux, il s'appelait Mars (c'est authentiquement vrai). C'est lui qui tenait la carabine. À un moment il nous avait mis en joue pour rire, le jeune frère et moi on se cachait derrière les arbres. On n'avait pas trouvé ça drôle. À notre retour le père était soulagé. Il s'était rongé les sangs, avait regretté de nous avoir laissé partir, nous si jeunes, avec une carabine, sans l'accompagnement d'un adulte. Tu parles.


4. Le volume bien trop important de décibels dans l'oreille quand on tire un coup de 12, surtout avec des vieilles cartouches prises dans le tiroir de la commode du père, en particulier les magnum. La quantité de poudre ça se voit à la longueur du segment métallique d'une cartouche. Dans une magnum plus de la moitié de la cartouche était de poudre. Pareil, pire peut-être même, ce qu'on appelait une "slug" : une cartouche pleine poudre ne contenant qu'un seul plomb gros comme une bille. Je crois bien m'être affaibli l'ouïe dans l'adolescence, en tirant du 12 sans protection.


5. L'espèce de mythe qui entourait cet objet, le fusil calibre 12. Mon père racontait l'avoir trouvé une fois achetée la maison. Un morceau dans la remise, un autre dans le grenier, un autre encore dans la cave, etc. À peine il manquait un chien ou une gachette, cela acheté et le tout assemblé, le 12 était complet. C'est un 12 deux canons, avec deux chiens juxtaposés et deux détentes superposées. Il l'a encore, mon père, ce fusil.


6. N'avoir jamais réussi à tuer une perdrix, ou un lièvre, ou quoique ce soit de comestible ou recherché. Même l'hiver dernier, je suis retourné à la chasse à la perdrix, sur le terrain de mon père. Et encore une fois j'ai fait choux blanc. Je ne suis absolument pas doué pour la chasse.


7. La seule bête que j'aie tuée avec le fusil, c'est un porc-épic. Des bisons s'étaient pris des épines dans les pattes. Mon père m'avait dit : si, pendant que tu chasses la perdrix ou le lièvre, tu croises un porc-épic, tue-le. Je l'ai aperçu au milieu d'un champ. Comme cela ne marche pas vite, j'ai pu m'approcher. Je lui ai tiré dans le derrière pendant qu'il essayait de rejoindre le boisé où s'embusquer. Je l'ai regretté, et depuis je le regrette encore : je me suis trouvé lâche de tuer un porc-épic à trente pieds, en lui mettant une volée de plomb dans le derrière.


8. Et d'autres regrets encore vifs attachés à l'objet fusil. Dont un que j'ose à peine évoquer. En cachette on avait joué avec le 12 dans la maison. On avait armé un des chiens. En fait, c'est moi qui avait armé un des chiens. Au moment de presser la détente, le plus vieux, Mars, avait semé un doute : et s'il était chargé, le fusil. On ne savait pas comment vérifier. On avait pris peur. Je n'avais pas osé presser la détente. Forcément, quand mon père a pris son fusil, il a vu qu'un des chiens avait été armé. Il a demandé qui avait fait le coup. Comme le plus jeune des deux frères était touche-à-tout, il l'a accusé naturellement. Il l'a tancé, lui a fait la leçon. Et moi je n'ai rien dit. J'ai laissé mon ami se faire accuser injustement. Quel âge j'avais? C'est une lâcheté que je ne me suis jamais pardonnée, comme Rousseau exactement son histoire de domestique.


9. La beauté quand même d'un fusil. C'est du métal à la fois très lourd et alésé, finement ouvragé. C'est lisse, gris-noir, toujours un peu huileux. On s'étonne d'apprendre qu'à l'intérieur le métal est strié pour propulser les plombs en vrille et rendre ainsi plus précise leur trajectoire. Quant à la crosse, elle est de beau bois et vernie.


10. Au bord de la grange, on a posé un bol de nourriture pour appâter la chatte Septembre. Depuis quelques temps, elle entre par effraction dans la maison, s'introduit dans le garde-manger et vole du pain. Pendant qu'elle mange, mon père, avec le 12... Enfant, en tout cas jeune garçon, on en ressent une excitation difficilement avouable, et dont encore on garde honte pour longtemps.


11. Comme quand, une fois l'an, on tue le boeuf qui nous nourrira pour l'année à venir. Mon père m'avait expliqué qu'il fallait faire une croix entre les yeux et les cornes, et viser juste au-dessus. Une fois j'avais voulu le faire, mon père avait hésité, puis refusé : j'étais trop jeune (et comment!), si je manquais mon coup, ce ne serait pas bon. De tous les boeufs annuels tués, je me rappellerais toujours d'un en particulier. Au premier coup, il s'était seulement agenouillé par les pattes de devant. Il semblait nous regarder, nous défier presque. Il avait fallu un deuxième coup pour qu'il se couche, mort. Après c'est le couteau dans la gorge, la fumée et le sang chaud, qui impressionnent.


12. L'ennui d'adolescence au fond d'un rang mortel trompée en prenant le calibre 12 et en allant marcher dans la forêt, sous prétexte de chasser le lièvre ou la perdrix. Les coups tirés sur les arbres, et même cela encore je le regrette. Avoir pensé sûrement, oui certainement, parce que c'était l'âge noir, de la possibilité de retourner l'arme contre soi, ne serait-ce qu'ainsi, comme possibilité. Ce n'est pas le genre de pensée qui dédaigne les cerveaux adolescents.


13. La veille les coyotes avaient mangé un poulain. Ce soir-là on les entendait qui hurlaient là-derrière. Mon père avait pris son fusil et m'avait emmené avec lui dans le pick-up. J'étais content qu'il m'emmène, c'était pour moi l'aventure, et le témoignage peut-être de mon utilité. On avait remonté le long d'un champ. Mon père était sorti dans la nuit avec son fusil. Finalement il n'avait pas vu le museau d'un coyote, on était rentrés.


14. Dans mes dessins d'enfant, tous les hommes portaient des chapeaux de cowboy et, à la main ou à la ceinture, des révolvers. Qu'est-ce que cela imprime dans la tête, et pour combien de temps?

La Bête lumineuse de Pierre Perrault. Le poète et son ami français, toujours en porte-à-faux, préfèrent chasser à l'arc. Les autres, le groupe, chasse à la carabine.


15. Être retourné récemment voir mon père, lequel s'est épris depuis quelque temps de pêche et de chasse. Il m'a montré sa nouvelle carabine. Je l'ai même accompagné dans le champ au bas de la montagne, pour l'aider à l'ajuster. On a fabriqué une cible et on a tiré quelques coups. Moi dans le contrecoup je me suis pris le viseur dans l'arcade sourcilière, j'ai saigné. Quelques années déjà que je lui promets de l'accompagner à la chasse au chevreuil ou à l'orignal. Je n'ai plus envie. Je n'aime pas les fusils.


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