L'illusion de la parole
Comment allons-nous performer notre parole écrite?
Article initialement publié le 8 novembre 2010, alors que Le dernier des Mahigan était sous Wordpress. Transféré sous nouveau site en Spip le 15 septembre 2011.
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<quote>Note sur l'énonciation littéraire, en vue de mon cours Atelier d'écriture à l'UQAM. Mais aussi et surtout pour commencer à m'expliquer moi-même avec cette question.</quote>
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Autre chose que Bakhtine. Autre chose que Ducrot. L'énonciation littéraire ne se réduit pas à l'idée devenue fourre-tout de polyphonie. C'est autre chose. La question de l'énonciation doit être replacée dans le questionnement sur la fiction et l'illusion.
Postulat : qu'on ne raconte plus objectivement. Cela veut dire, en termes de narration, qu'on ne peut plus raconter sérieusement à la troisième personne. C'est une évidence. C'est acquis. Mais il faut le répéter.
Reste la première personne (ou son miroir, c'est pareil : la deuxième). La théorie de Käte Hamburger est valide. Le récit à la première personne est indécidablement fictionnel ou non-fictionnel. On a bien usé de cette ambiguïté, depuis Proust. Aujourd'hui, le tour s'est figé en convention. Combien de romans au "je", qui n'illusionnent plus personne? Mais certains textes, hors de la convention romanesque, parviennent encore à faire passer la fiction pour vraie, pour autobiographique (la quinqualogie autobiographique de Bernhard, ou les livres de Bergounioux).
En parallèle, une autre voie, énorme, s'est développée : la voie ouverte par Faulkner, le monologue alterné. Cette technique procède d'une indifférenciation du "il" et du "je", de l'objet et du sujet (comme cela se passe aussi, bien différemment, chez Michaux). La parole au "je" se trouve donc objectivée et multipliée. Plusieurs "ils" parlent au "je" tour à tour (chez Michaux, c'est l'inverse : le "je" se diffracte en différents "ils" qui correspondent à ses états impermanents). Cette technique résout partiellement le problème de l'objectivité. Juste partiellement. Dans le monde d'aujourd'hui, où la notion objectivité n'a pas seulement été relativisée, mais carrément abolie, la technique du monologue alterné fait problème. Comment croirait-on encore que l'auteur puisse connaître quoi que ce soit de l'intériorité de l'autre? Comment ferait-il du "il" un "je"?
Il semble que cette voie doive être abandonnée (le parcours de François Bon est, à ce titre, symptomatique). Qu'est-ce qui reste?
Il reste la voie ouverte par Beckett et Bernhard. Ces deux-là ont sans aucun doute été parmi les plus grands renouvelleurs contemporains de l'énonciation littéraire.
Dans l'après-guerre, Beckett reprend et radicalise l'illusion autobiographique. Aussi foisonnants que puissent être ses récits, aussi nombreux puissent être ses "narrateurs", la totalité de la parole se rapporte presque toujours in fine à un locuteur-je, qu'il est possible d'identifier à l'auteur, si écrire, c'est être plongé dans le noir et noter des voix intérieures.
Dans ses derniers textes, Beckett montrera encore une autre voie énonciative, un peu technique mais extrêmement perfectionnée. J'appelle cela l'énonciation performative. La parole devient ici sui generis : elle s'énonce elle-même ("Une voix parvient à quelqu'un dans le noir. Imaginez"). La narration semble être à la troisième personne. Pourquoi, alors, l'illusion fonctionne-t-elle? En fait, on le sait, il n'y a pas de narration à la troisième personne. Seulement, le "je" se cache plus ou moins. Ici, ce n'est pas qu'il se cache. C'est qu'il n'existe pas comme sujet. Il n'est que cette voix auto-engendrée. La parole est vraie, paraît vraie, parce qu'elle est l'acte même de son énonciation. Pas de recours à des conventions; pas d'objectivité; pas même de subjectivité. Et pourtant, une fiction, qui illusionne.
Enfin il y a Bernhard, l'inventeur de ce que j'ai appelé l'énonciation télescopée. Le procédé se rapproche du Beckett d'après-guerre, à la différence que les énonciateurs ne se présentent plus comme des voix intérieures, mais comme des voix réelles. Untel (Reger, Oehler...) me parle, dont je rapporte les paroles. Qui, "je"? Parfois le narrateur n'est pas identifié, comme dans Marcher. On peut alors l'identifier à l'auteur, si l'on veut. Dans Maîtres anciens, c'est plus complexe encore. Il y a ce narrateur (Reger) dont "je" rapporte les paroles, les récits. Mais ce "je" est à son tour télescopé : il porte un nom, Atzbacher, et c'est lui qui écrit. "N'ayant pris rendez-vous avec Reger qu'à onze heures et demie au Musée d'art ancien, je m'y trouvais déjà à dix heures et demie afin, comme je me l'étais déjà promis depuis un certain temps, de pouvoir l'observer une bonne fois sans être dérangé, autant que possible, sous un angle idéal, écrit Atzbacher." Quel est alors le statut de ce que l'on lit, de Maîtres anciens de Thomas Bernhard? La transcription (comme chez Pierre Ménard auteur du Quichotte) de l'écrit d'Atzbacher, transcrivant lui-même ce que lui a dit Reger. On voit pourquoi j'appelle cela énonciation télescopée... Pourquoi, dans ce cas-ci, l'illusion fonctionne-t-elle, refondée? Parce qu'on ne nous demande pas de croire quoi que ce soit sur parole, sur la parole de l'auteur... Aucun contenu de récit n'a à être vraisemblable. Ce qui est posé comme vrai, comme fait, c'est uniquement la situation d'énonciation : le fait qu'Atzbacher écrive, le fait qu'il écrive que Reger parle.
Voilà, en gros, où on en est. Et maintenant quoi? Si je savais... Il me semble en tout cas qu'on n'en a pas fini avec l'idée de performance. Il me semble que cette idée s'applique aussi bien à Bernhard qu'à Beckett, bien qu'elle soit radicalisée chez Beckett. Il me semble que nos textes doivent devenir des mises en performance de la parole. {Tigre en papier} d'Olivier Rolin fait cela, qui lance la parole sur les périphériques de Paris, un peu à la manière de {Marcher} de Bernhard. {Impatience} de François Bon fait cela, plutôt à la manière beckettienne en l'occurrence, la narration se disant elle-même voix récitée dans des haut-parleurs sur une scène de théâtre.
Comment allons-nous performer notre parole écrite? Voilà sans doute la question que pose aujourd'hui l'énonciation littéraire.
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<quote>Photo : perf lecture-musique à la Casa del Popolo, Montréal, El Motor et Catherine Lalonde.</quote>
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