La littérature ne communique pas
L'art noyé dans la communication, par décret ministériel
On ne peut pas rester indifférent à cela, même si on est de l'autre côté de la planète, en Thaïlande (et sur le point de partir aux Philippines). Le ministre de l'Éducation du Québec Pierre Duchesne vient de décréter la disparition du programme d'Arts et lettres dans les cégeps du Québec.
-* [lire l'article du Devoir->http://www.ledevoir.com/societe/education/377665/c-est-la-fin-du-programme-arts-et-lettres]
-* [et aussi la réaction avisée de l'éditorialiste Antoine Robitaille->http://www.ledevoir.com/societe/education/377723/necessaire-renaissance]
Je ne sais pas si, comme le suppose Robitaille, Duchesne s'est fait avoir par ses fonctionnaires. C'est possible. On connaît sa formation en histoire, on se serait attendu à plus de résistance de sa part.
Parce que c'est de résistance qu'il s'agit. Duchesne parle d'un changement "cosmétique" et "sémantique". Les cours demeurent, mais passent sous la coupe du programme de "Culture et communication". La littérature, les arts, le théâtre, etc., deviennent donc une branche des "coms".
C'est là qu'est tout le glissement. On aura payé cher ces théories linguistiques reprises il y a des décennies dans les "études littéraires" prétendant analyser la littérature comme un geste de communication. Je me souviens comme j'ai dû, au cégep puis au début de mon parcours à l'université, me farcir le "schéma de Jacobson". Et ce n'est pas fini : il existe encore un cours de cégep nommé "Littérature et communication", et aussi quelques équivalents dans les universités. Des libellés tirés droit de Jacobson se retrouvent maintenant dans les descriptifs du "sous-programme" de littérature du ministère de l'Éducation, apprécions :
<quote><small> « Les arts, les lettres et les langues s’inscrivent dans un processus de communication : d’une intention émerge une production qui, lorsqu’elle est diffusée, peut être appréciée différemment par celles et ceux qui la reçoivent ou l’examinent.</quote></small>
Pitié. C'est une vision des arts tellement dépassée, je ne suis même pas sûr qu'elle soit encore valide dans le domaine linguistique, où elle aurait dû de toute façon rester. Voilà qui met la littérature sur le même pied qu'une situation linguistique du genre :
-# Je veux du beurre (intention)
-# Je produis un énoncé (production) : "Passe-moi le beurre."
-# Mon voisin de table m'entend (réception) et et et... (misère)
On n'écrit pas -- ne peint pas, etc. -- pour communiquer. Si on voulait communiquer, on communiquerait. Mais au lieu de dire "Passe-moi le beurre", on fait résonner les phrases au-dedans de notre tête. Et s'il y a partage, c'est d'une solitude à l'autre. Cela, c'est complètement imprévisible et hors intention. On n'a pas {l'intention} de communiquer (à qui?) quand on écrit. On en a besoin, on [crie->http://mahigan.ca/spip.php?rubrique68]. Même que les malentendus, l'impossibilité de communiquer, cela devient souvent la matière du texte (plein de noms d'auteurs me viennent en tête, passons). Parce que les mots, les malentendus, le bavardage, la conversation nous ont dégoutés, on écrit. Est-ce que Flaubert communique? Non, il fait texte de tous les lieux communs qu'ont produits la conversation de son temps. La littérature, c'est le contraire de la communication.
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Au moment où j'écris ces lignes, je tombe sur un entretien de Thomas Bernhard [reproduit sur le site Oeuvres ouvertes->http://www.oeuvresouvertes.net/spip.php?article1999] de Laurent Margantin :
<quote><small>Thomas Bernhard. -- Je ne pense à aucun moment à celui qui lira mes oeuvres, parce que ça ne m’intéresse pas du tout de savoir qui lit ça. Ça me fait plaisir d’écrire, c’est suffisant. [...]
André Müller. -- Mais écrire, est ce que ce n’est pas aussi la recherche d’un contact ?
Th. B. -- Je ne cherche absolument aucun contact. Quand est-ce que vous m’avez vu chercher un contact ? Au contraire, je l’ai toujours refusé quand quelqu’un le cherchait. Les lettres, je les bazarde de toute façon, parce que, rien que techniquement, il est impossible d’entrer dans le jeu, sinon, il faudrait que je fasse comme ces écrivains à la con qui ont deux secrétaires, qui lèchent le cul du dernier des tarés en lui glissant sa p’tit’ lettre. Ce que je veux, c’est que mon travail soit imprimé, qu’il en sorte un livre, et qu’après, ça soit réglé pour moi. </small></quote>
On n'est pas obligé de le croire. Il y a pourtant, dans tout geste d'écriture, une affirmation de solitude, un rejet de la communication, que la posture de Bernhard ne fait que radicaliser. La voix de la littérature n'a pas de destinataire, c'est pourquoi celui qui la recueille est renvoyé à sa propre solitude. Proust parle de cela dans ses {Journées de lecture}. La lecture, dit-il, préserve "la puissance intellectuelle qu'on a dans la solitude et que la conversation dissipe". Il ajoute que la communication du livre est, d'un point de vue mental, nulle, et ne peut représenter davantage, pour le lecteur, qu'un incitation à fouiller dans sa propre solitude.
Je sais, la solitude n'est pas très à la mode, "communiquer" donne bien plus l'impression d'un sens de la communauté. Mais vous aurez beau communiquer tant que vous voudrez, votre solitude demeure, l'individualité demeure, en souffrance.
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On n'est pas dupe, la décision du ministre est une question politique. Parce que les "coms", on dira ce qu'on voudra, sont l'outil du spectacle. Elles ont réussi à s'introduire dans les cégeps et les universités, bravo. L'art ne communique pas, par contre la publicité, si. On a l'intention de te vendre un produit, on te passe un message, tu achètes le produit. Voilà un acte de communication bien réussi. C'est pourquoi je parle de résistance. Je n'accepte pas que l'on réduise la littérature à la trivialité d'une publicité. Je n'accepte pas que dans les cégeps la littérature devienne une banlieue des coms. Comment cela pourrait être seulement sémantique? Quand ils redessineront le sous-programme d'Arts et lettres, est-ce qu'il n'y aura pas désormais des profs de com autour de la table? L'idéologie des coms s'oppose à celle de l'art -- tout comme Deleuze disait que les publicitaires tentaient de voler aux philosophes le "concept".
Je ne peux pas consentir à cela, et je le dis ici, depuis l'Asie où je suis. D'autres le disent aussi sur Facebook, sur Twitter, dans les journaux -- c'est important.
Juste, je me distancie d'un certain réflexe de repli. Le ministre Duchesne, en abolissant le programme, a dit que certains trouvaient le mot "lettres" un peu vieillot. En réaction, on en voit qui tendent à se replier dans une valorisation du passé. On dit, en gros : "oui, les lettres c'est du passé, mais c'est important le passé, etc." Je ne partage pas cette vision. Personnellement, je n'ai aucun problème avec l'abolition des "lettres", en ce que le mot renvoie précisément à un savoir littéraire lourdaud et caduque, une façon d'approcher la littérature en classique ou -- comme on dit au Québec -- "à la française".
Ici, je ne pense pas tant au programme d'Arts et lettres qu'aux cours obligatoires de français-littérature, lesquels sont de fait beaucoup plus "lettres". La pire contrainte, au cégep, c'est probablement l'examen du ministère de l'Éducation, qui impose la rédaction d'une "dissertation" du type analyse de texte. Exercice tout ce qu'il y a de plus barbant, et qui a dû faire passer à bien des étudiants le goût de la littérature. Le problème, c'est que les profs, même s'ils sont capables de bien plus de créativité, sont tenus de préparer leurs étudiants pour cet examen. De fait, à mon avis, il est temps de réformer l'enseignement de la littérature au cégep, mais certainement pas à la façon du ministère. Il s'agirait, au contraire, de remettre de l'avant les mots "arts" et "littérature", et transmettre ce qu'il y a d'excitant et d'exigeant dans ces pratiques, en dehors des réductions de toutes sortes. Je sais bien que plusieurs profs de cégeps font cela, déjà. J'ai fait mes études collégiales en Arts et lettres profil théâtre au cégep de Rimouski en 1998-1999, et ce que j'aimais de ce programme, c'est qu'en plus de parler des arts, on expérimentait des pratiques, concrètement. Et les profs arrivaient à approcher la littérature par le plaisir, ce qui n'empêchait pas la rigueur. Dans les cours obligatoires, c'était plus difficile, à cause de la dissertation.
Ne pas s'enfermer dans un conservatisme ou un passéisme, donc, choisir plutôt une direction pour le présent. Dire que la littérature n'est pas seulement du passé, mais que son présent n'est pas celui des coms. À nous de renouveler la façon dont on la transmet, sans s'accrocher aux "lettres" ni consentir aux "communications".
J'écris ce billet en tant que praticien, mais aussi en tant qu'ancien étudiant et peut-être futur prof. Parce que le cégep m'importe, parce que l'âge de ses étudiants est beau, parce que je sais que la littérature, même la plus vieille, peut leur parler dans leur présent immédiat. L'histoire de la littérature, oui, mais en en réactualisant la part d'invention, de création, ces moments où des mots ont éclaté à la barbe du réel. Il me semble seulement que, dans des cours où apparaît le mot "littérature" -- et c'est important que cela demeure --, il devrait y avoir plus de place pour la créativité, en dehors des sciences humaines, en dehors de la communication, en dehors de l'histoire au sens moderne (qui est une science humaine). Oui, il faut parler des textes du passé, oui, il faut historiciser, c'est même essentiel. Mais l'approche "science historique" tend trop souvent à réduire les gestes individuels à des déterminants collectifs (exemple simplifié : il y a eu la Seconde Guerre mondiale, donc l'absurde et Samuel Beckett...). Approcher la littérature du point de vue de l'art, ce serait au contraire extraire de l'histoire les conquêtes individuelles, ce qui n'était pas donné ou déjà fait, ce qui n'était pas prévu. Ce serait explorer les techniques d'écriture sans pour autant emprunter à la classique rhétorique (figures de style, etc.), mais en passant plutôt par des notions plus contemporaines comme celles de voix, de mouvement, d'espace, de performance, etc. Ce serait tout autant -- et conjointement -- lire des grands auteurs et éprouver les techniques dans la pratique, en écrivant.
Ce serait, en somme, poser la littérature comme une discipline en soi. Ce qui, bien sûr, ne peut se faire qu'ensemble, en groupant la force de nos solitudes.
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