La science des lichens sur publie.net
Emporter une parole planétaire dans le RER parisien
Article initialement publié le 23 janvier 2011, alors que Le dernier des Mahigan était sous Wordpress. Transféré sous nouveau site en Spip le 15 septembre 2011.
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Parce qu'il faut bien marquer la parution ici, et lier le blog au site d'édition : [{La science des lichens}->http://www.publie.net/fr/ebook/9782814504059/la-science-des-lichens] vient de paraître sur publie.net. Vous pouvez vous procurer le texte pour 3,49 euros, en dollars canadien ça fait 4,50 environ...
C'est une chance qu'il y ait publie.net pour donner une visibilité à nos textes, quels que soient la forme et le format dans lesquels ils surgissent. François Bon avait déjà accueilli [Vers l'ouest->http://www.publie.net/fr/ebook/9782814502857/vers-l-ouest], même s'il ne faisait que 75 pages, même s'il était coulé d'un seul paragraphe. Procédé que radicalise {La science des lichens} : ce n'est plus un seul paragraphe, mais une seule phrase de 75 pages (même si l'idée était moins de faire une seule phrase - syntaxiquement, ça ne tient pas en l'occurrence - mais d'imprimer un rythme et un souffle). De ces textes dont on ne saurait quoi faire dans l'immédiat, y compris parce qu'ils peuvent participer, sans qu'on le sache nécessairement encore, d'un ensemble plus grand. {Vers l'ouest} s'est détaché d'un ensemble auquel il n'appartient plus, {Coulées}, et je pressens qu'il se rattachera à un autre ensemble non encore constitué, que {La science des lichens} m'a permis d'imaginer - même s'il s'en exclut par principe de fiction. Je travaillerai cette année à un ensemble dont le titre serait La décision du départ, et dont {Vers l'ouest } serait le premier chapitre.
{La science des lichens} a agi comme révélateur, par cette phrase retrouvée et réitérée ("quand j'ai pris la décision de partir"). Tout est là, dans la décision, non pas au sens simple de "choix", mais comme un basculement mental, et l'opiniâtreté et la folie de tenir dans ce basculement, malgré le renversement des repères, l'instabilité, l'incertitude. Je n'écris pas des "carnets de voyage" (le seul que j'aie tenu, c'est {Carnet du Népal}) : c'est la décision elle-même qui compte, et cette décision est sans lieu géographique précis (ni l'endroit où on la prend, ni l'endroit où elle nous mène, d'ailleurs soumis à changement, ne l'épuisent) et sans temporalité précise. Ou plutôt : elle inscrit une temporalité en rupture, une coupure de temps et d'espace qui résument un rapport difficile au monde, engendrant la fuite et le refus, l'illusion et le choc du réel.
J'ai rédigé {La science des lichens} sur trois jours du mois de décembre 2010, dans le contrecoup de la thèse et de sa soutenance, alors que je n'avais pratiquement rien écrit de neuf depuis presque deux ans, étant contraint par l'exigence thésarde. Alors cette explosion, que je préparais intérieurement depuis un bon moment quand même, sans être sûr pour autant qu'elle allât se produire. Elle s'est produite, et ç'a été une expérience créative jouissive, euphorique, un plaisir monstre. Trois jours, 36h en fait (commencé le soir, fini dans la matinée du jour d'après), entrecoupées de deux nuits courtes d'un sommeil qui avait du mal à me prendre, tant les nerfs étaient excités. Jamais encore éprouvé autant de facilité (aucune fierté dans cette facilité, qui ne m'est d'ailleurs pas coutumière - Michaux parle quelque part de ces facilités imprévues, que nous avons tous à un moment ou à un autre) et de liberté dans l'écriture d'un texte.
D'avoir vu {La nuit juste avant les forêts} de Koltès dans une mise en scène de Brigitte Haentjens quelques jours avant, voilà qui a certainement agi comme déclencheur de l'écriture. Ce texte immense, je l'avais déjà lu : c'est de l'entendre qui a tout chaviré . Le comédien Sébastien Ricard incarnait le monologue, incarnait l'énonciation. Quelle différence avec la lecture silencieuse des monologues (non destinés à la scène) de Beckett ou de Bernhard? Je ne me l'explique pas encore. Il y avait là un pont, qui me ramenait sur le chemin pratiqué de Beckett, de Bernhard, les grands monologueurs modernes, là même où l'énonciation ne se trouve pourtant pas, ne s'incarne pas.
Après, c'est fait dans les limites de ce qui m'est permis de phrase et d'images (mais les images, issues de l'expérience, se valent toutes, en quelque sorte). Je n'avais jamais vraiment pratiqué la fiction auparavant - l'énonciation de {Relief} (texte qui est en ce moment même chez l'imprimeur des éditions du Noroît), que j'avais cru d'abord fictive, est en fait proprement poétique, et le texte a donc trouvé sa juste place chez un éditeur de poésie. Les mots du titre, cette histoire de lichens, voilà la fiction, affirmée ou imposée en tête du texte. Cela me donnait plus de liberté, bien sûr, et me permettait un délire que je ne m'étais pas encore permis. Parce que le lichen, je n'y connais bien sûr strictement rien! Je devais trouver quelque chose, un objet d'étude, et, je ne sais pourquoi, le mot "lichen" m'est venu à l'esprit. Ça s'est passé après avoir déjà écrit une bonne douzaine de pages. Comme je ne voulais pas interrompre le plaisir de l'écriture, je n'avais pas le temps de faire de longues recherches sur le lichen. Tout ce que j'ai lu - oserai-je le dire? -, c'est ça... (mais je n'ai pas recopié de phrases, je le jure!) Je trouvais tout plein de détails intéressants sur le lichen, dans ces pages, notamment l'emploi du lichen comme élément de biosurveillance écologique (qui allait me fournir, malgré la possible invraisemblance de la chose (?), le sujet précis d'étude du narrateur), ou cette information excédentaire : les Anciens appelaient les lichens "excréments de la terre" (mais cette expression ne passerait pas directement dans le texte).
Assez vite, j'ai imaginé ce lichen éventuellement prononçable sur scène. C'est pourquoi j'ai chargé et dilaté la scène d'énonciation, le présent de la parole, et construit - la fiction le permettant - un trajet d'une heure en RER B dans la région parisienne. Mais dit ou lu, c'est encore la même recréation de temps : théoriquement, l'"absorption" du texte devrait prendre une heure, soit le temps approximatif du trajet Roissy - Saint-Rémy-lès-Chevreuse. Trajet que personne ou presque ne fait en entier, mais je voulais cette traversée de la ville, et je voulais cette heure entière. Aussi, la situation de parole demeure ouverte, et peut-être interprétée de différentes façons :
1. Le gars revient du Maroc, dans le RER il se met à parler à une personne, au centre de Paris il oublie de descendre pour rejoindre sa chambre d'étudiant, alors il décide de suivre son auditeur jusqu'à Saint-Rémuy-lès-Chevreuse, afin de se donner le temps de lui raconter son histoire en entier. À Saint-Rémy il empruntera le tunnel sous les voies, reprendra la même ligne en sens inverse, descendra effectivement à Saint-Michel ou Châtelet.
Variation 1a. Même situation, sauf que le gars, plutôt que de parler à une personne, parle à tout le wagon, tient discours à toute l'assemblée changeante du train, dans un moment de folie passagère, parce qu'il en a assez (ou non passagère, et alors ce serait le début de l'hypothèse 2:).
2. Le gars ne revient pas tout juste du Maroc. Il en est revenu il y a longtemps (combien de temps? on ne sait pas, le temps pour lui s'est arrêté au Maroc, à Boumalne plus précisément). La folie l'a pris au Maroc, il est revenu sans argent, et il est tombé dans l'itinérance, comme il dit l'avoir craint dans son discours. Il fait le trajet Roissy - Saint-Rémy pour mendier, d'où l'expression, d'usage dans cette situation, qu'il emploie au début : "Je demande votre attention s'il vous plaît". La situation d'itinérance peut à son tour se décliner de trois façons.
Variation 2a : le type demande l'attention, passe le chapeau, s'assoit et se met à soûler une personne jusqu'au bout de la ligne.
Variation 2b : le type demande l'attention, passe le chapeau, et se met à tenir discours à toute l'assemblée du wagon, sans se préoccuper du changement des visages au fil de la succession des arrêts.
Variation 2c : le type articule indistinctement, follement, dans sa barbe, pour lui-même, passant éventuellement d'un wagon à l'autre, et personne ne se préoccupe particulièrement de ce SDF qui parle tout seul et tient des propos apparemment incohérents...
Hypothèses dont le texte tente de préserver l'indécidable. Entre étudiant et itinérant, on hésite, on vacille, et c'est cela même, le risque de la décision : un basculement donc, et la mort comme possible. La voix n'est pas personnage, pas sujet : il n'y a que cette voix, son maintien fragile, dans la durée de la lecture ou de la diction. Et quand l'énonciation s'arrête, tout s'effondre.
Alors on reprend, peut-être, du début, ou de la fin : dans le sens opposé (Bernhard).
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