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  • Photo du rédacteurMahigan Lepage

Langue se cache

Sa propre langue devenant étrangère en territoire français


Article initialement publié le 3 octobre 2009, alors que Le dernier des Mahigan était sous Wordpress. Transféré sous nouveau site en Spip le 15 septembre 2011.

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Langue, langue reçue du sol d'où vous êtes, langue que vous ne saviez pas étrangère avant, langue qui n'est étrangère qu'aux autres qui vous renvoient, langue qui comme on le sait vient de la mère, langue qui est tout pour moi de la mère, langue qui était pour vous singulière, langue qui était pour vous amour, et personne aux alentours pour vous contester cela, langue qui était singulière mais pas étrangère, langue héritée de la mère avec ses finales un peu longues, langue avec un peu de littéraire dans la voix aussi, c'est plus tard qu'on vous moquerait de parler ainsi, quand venu dans la grande ville on y apporte sa langue, qu'on vous dit que vous parlez comme les Français, que c'est manière de vous asséner en même temps snobisme, qu'on ne vous croirait pas que c'est langue de mère, qu'on ne vous croirait pas que c'est l'Acadie des racines tout près, que c'est l'amour de la langue aussi et la lecture des livres, amour et lecture de ma mère tout jeune, et se faire reprendre sur chaque mot écorché, mon père je ne sais pas il parlait aux choses, aux choses et aux machines et aux animaux, mais comme on parle ma mère ma soeur c'est un roman de Dostoïevski, c'est une même langue comme un même amour dans quoi on a grandi, et quand venu donc à la ville on vous dit que langue n'est pas, que mère n'est pas, que c'est snobisme de parler comme grand pays du centre du monde, alors on a mal à la langue, on a mal à sa langue, et soi-même on la maltraite par moments, on la nie comme étrangère par moments, quand c'est ce qu'il y a de moins étranger de soi au monde, quand c'est tout près et tout soi et toute son enfance rassemblés, on distord ici et on parsème là, et même l'anglais souvent on le reprend, parce qu'il n'y a rien de plus sensible, de plus susceptible, de plus influençable qu'une langue minoritaire, parce qu'il n'y a rien de plus fragile qu'une pauvre langue solitaire, et que la mémoire du noyau d'amour et de langue par moments s'efface, ce n'est pas tant du joual qu'on reprend c'est la télévision, la télévision et la radio et la ville qui s'installent dans la langue que tout le monde parle, on a grandi dans une langue formée aux livres et à la mer et aux forêts, puis on est lâché dans un monde d'images et de ville et de béton, et il faudrait parler maintenant la langue qui va avec tout ça, ce qu'on rejette soi-même ce n'est pas la France c'est le pays même, mais personne et soi-même encore moins que les autres pour s'en aviser, jusqu'à ce que descendu d'avion de l'autre côté le monde et la langue complètement se renversent, plus personne désormais pour vous dire que vous parlez comme les Français, et même toute singularité à présent absentée dans le regard de l'autre, il n'y a plus de mère plus d'amour mais seulement l'étrangeté de votre langue, et encore ce n'est plus même étrangeté mais, le reconnaissable de ce qu'on a entendu à la télé les Nuls, et voyez comme soi-même on arrive à refaire c'est drôle non, c'est pas méchant mais quand même ça vous enlève, comment quand on parle de langue c'est toujours pour en abstraire sujet, et comment le sujet qui reçoit pourtant s'accroche et s'identifie, cette façon de parler on vous dit c'est comme tous les Français, cette façon de parler on vous dit c'est comme tous les Québécois, et soi-même on voudrait toujours crier non c'est moi, quitte à la honte, quitte à la solitude, c'est moi qui parle et c'est mon corps qui dit plus intime que votre télévision, et d'être constamment interpellé ainsi vous met devant un choix, pour être singulier il va vous falloir rejeter dans votre langue le typique qui s'accroche à vous, ce qui fait qu'on vous oblitère sans cesse dans l'idée qu'on se fait des habitants loin là-bas, et qu'on ne blâme pas trop vite les Québécois qui reviennent avec accent français, c'est la première remarque qu'on vous fait quand vous rentrez au pays, soit tu as ramené ton petit accent, soit tu n'as pas pris l'accent cette fois-ci bravo, qu'est-ce que cela dit sur le rapport de tout un peuple à un autre, on demande à ceux-là qu'on envoie de l'autre côté de s'oublier comme sujet dans le combat d'un peuple, ça ne ressemble à rien d'autre que la guerre, et qu'on le veuille ou non on est conscrit, et c'est à l'intérieur même de soi-même que tout le combat se mène, pas d'autre moyen pour être un peu soi que de trouver sa propre place là-dedans, facile de passer en touriste quelques jours et de ne rien changer à sa langue, mais passés trois mois ou un an vous verrez ça ne tient plus, on vous force à réinventer pour vous-même de l'intérieur votre langue, et c'est aux combinaisons que se mesure la créativité, pas à l'enfermement dans une langue folklorisé, ni dans l'immersion pour soi seul dans la langue de l'autre, et comprendre peu à peu les cercles concentriques du pays étranger, pourquoi une platitude comme Bienvenue chez les ch'tis vu dans l'avion devenu succès national, la tension qui fatigue entre le français parisien et les autres français, l'obsession liée qu'ils ont de votre propre accent, mais à certains endroits précis du pays une défense contre le nouvel ordre du monde, c'est dans les vieilles institutions parisiennes qu'on le sent le plus fort, le café et le tabac et la boulangerie et l'administration, que vous demandez une carte d'appel et qu'on vous réponde "une carte téléphonique", et ce n'est pas que le gars du tabac a mal compris c'est qu'il veut vous apprendre à bien parler français, cela vécu quasi quotidiennement dans l'environnement immédiat, ou bien les batailles qu'on mène pour obtenir sa carte de séjour ou simplement pour faire annuler un contrat avec France Télécom, et qu'on comprend que votre gentil accent québécois donne droit de supériorité indu à votre interlocuteur, alors on apprend et on se déteste à parler parisien quand il faut, et c'est comme prendre un enfant par la main et l'amener là où l'on veut, si cette langue a gardé mémoire de centre du monde et de conduite coloniale, cela même qui dans votre pays vous relègue repris à soi-même pour gagner un combat petit contre un employé de France télécom, mais évitez de le faire et vous pouvez être sûr de payer un an de pénalité, on apprend cela et on n'en sort pas indemne, on rentre au pays avec grande envie de pouvoir être soi-même et tout le monde en même temps, mais tôt ou tard il y a toujours quelqu'un pour vous parler de votre langue, mais comment ne pas voir : la langue se cache et demeure encavernée, elle est bien trop intime pour être découpée au soleil des boucheries.


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