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Photo du rédacteurMahigan Lepage

Le dernier abattage

Cri de colère et d'égorgement


Mon cri. Mon vain cri. Mon très inutile cri.


Mais crier. Mais quand même crier. Crier quand même.


À la radio : des abattages. Encore des abattages. Toujours des abattages.


D'abord c'était les bêtes. Et ensuite les humains. Les bêtes. Les humains.


Et on en parle comme si c'était rien. On parle de Halal. De viande Halal. On explique comment on fait la viande Halal. Il y a une vétérinaire pour expliquer. Et c'est à pleurer. Elle ne pleure pas. Personne ne pleure. Elle explique comment c'est {normalement}. Puis comment c'est Halal. Elle explique que la douleur est dans le cerveau. Comme si on ne le savait pas. Puis que pour endormir la douleur, normalement on étourdit. La bête. Le cerveau. À coup de massue. Mais qu'Halal non. Halal on coupe vite la jugulaire. Les artères du cou. "Le sang alors ne monte plus à la tête". Elle ne dit pas que {normalement} c'est mieux qu'Halal. Ou l'inverse. Il n'y a rien de mieux. Ou de pire. Des bêtes meurent. Des bêtes. Meurent. Des milliers de bêtes. Meurent. Meurent. Après, la vétérinaire parle de contamination. De non-contamination. "On fait un noeud dans l'oesophage", qu'elle dit. "Le tuyau qui relie la bouche à l'estomac", qu'elle explique. Comme si on ne le savait pas. "Pour pas que le contenu de l'estomac infecte la viande", qu'elle dit. "C'est pareil Halal ou pas Halal", qu'elle ajoute. Et moi je pense. J'ai aussi une bouche. Aussi un estomac. Aussi des artères. Aussi une jugulaire. Comme les bêtes. Comme les bêtes qui meurent. Qui meurent. Dans les abattoirs. Meurent.


Et après on parle de Syrie. À la radio. De Homs. À la radio. On parle de Homs en Syrie. À la radio. Et il y a ce médecin qui est allé. À Homs. Et l'intervieweur lui pose des questions. Sur Homs. Et le médecin il répond sèchement. Il répond sans complaisance. Il répond sans façons. Il est irrité, à la limite, qu'on pose des questions. Sur Homs. Il n'y a rien à dire. Sur Homs. Il répond toujours en disant Monsieur. En adressant des Monsieur. Au Monsieur l'intervieweur. "On dirait qu'on vise les civils", qu'il demande l'intervieweur. "On ne vise personne, Monsieur", qu'il répond le médecin. "C'est ça qui est le pire", qu'il ajoute. "C'est ça l'injustice". Et à chaque question, c'est pareil. Il a vu le feu, le médecin. Il les emmerde, les questions de l'intervieweur. Les scrupules de l'intervieweur. À la limite, il les emmerde, les interviews. "Les gens souffrent et meurent, Monsieur". C'est ça qu'il dit, le médecin. Il n'y a rien de plus à dire. Les gens ne vont pas à l'hôpital. On tue dans les hôpitaux. Monsieur. Alors on improvise des hôpitaux dans les maisons. Monsieur. Avec ingéniosité. Monsieur. Il faut de l'électricité, on n'en a pas, alors on marche aux génératrices. Mais alors il faut du fuel. "Et c'est au détriment de l'hygiène", qu'il ajoute. "Et les médicaments?", qu'il demande, l'intervieweur. "C'est pas important, les médicaments. Bien sûr, on en manque, mais on se débrouille." Ça l'emmerdait ferme, cette question sur les médicaments. Et moi ça me rappelait pire connerie. Quand il y avait eu le séisme en Haïti. Et que parlant de la reconstruction, l'intervieweur, un autre, le même, avait demandé qui décidait de l'architecture. Du {design}. Le {design}. Monsieur. Le {design}. "Les gens vivent dehors." Monsieur. Et il s'était obstiné, le Monsieur. Il ne la trouvait pas si bête, sa question. Pitoyable, c'était. Et voilà. Voilà comment on est. Comment on devient. À trop longtemps lire les nouvelles. Regarder les bulletins de nouvelles. Et le reste. Sans bouger de chez soi. Voilà comme on devient. On ne voit pas le feu, dans les journaux. Pas le feu, à la télé. On voit des photos. Des pixels. Et le reste. À la fin il a juste dit, le médecin, qu'il fallait des armes. Il ne voulait pas en dire plus, pas dire si les étrangers devaient eux-mêmes tirer. Ce n'était pas son {domaine de compétence}. "Mais au moins, donnez-leur des armes." Des armes. Il leur faut des armes. Son corps avait été là. Avait eu peur. Avait vu le feu. Avait vu l'horreur. Et pour lui, ce n'était pas une question. Pas une affaire théorique. De si-oui si-non. Il fallait des armes. Si on est attaqué par un chien, on ne se pose pas de question. On n'interviewe pas. On prend une roche. Et on frappe. Sur le crâne. Du chien. On frappe. Des armes. Des armes. Pour tirer. Pour ne pas mourir. Ou pour mourir en tirant. Déjà. Ne parlez plus de médicaments. Ne parlez plus de si-oui si-non. Envoyez des armes. Des armes. C'est simple. Des armes. Pour tuer.


Des abattages. Monsieur. Des abattages.


Vous n'{écoutez} pas les nouvelles. Vos nouvelles. Vos propres nouvelles. Vous ne sentez pas le sang. Le sang des bêtes. Le sang des hommes. Qui coule. Qui fume. Qui sèche.


Vous mangez des bêtes (moi aussi). Vous fermez les yeux (moi aussi). Vous êtes insensibles, parce que vous êtes morts. Vous-mêmes. Morts. Pas vivants. Morts. Vous êtes morts. Bien morts. Vous n'êtes plus. Vous êtes morts.


Alors vous discutez. Monsieur. De la viande Halal ou de la viande pas-Halal. D'intervenir ou pas-intervenir. On s'en fout. De la viande Halal. Ou pas-Halal. D'intervenir. Ou pas-intervenir.


Aux bêtes, la mort. La dernière mort. Pas de descendance. Plus de bêtes. À viande. Le dernier carnage. Ça doit arriver, de toute façon. Puis plus. Aux bêtes, l'assommoir. Le dernier coup. Sur la tête. Monsieur. Sur la tête. Puis le couteau. À la gorge. Et vous les pieds dans le sang. Monsieur. Et le nez dans la fumée du sang. Monsieur. (Vous ne savez même pas que ça fume, le sang. Et que ça fait des flocs lourds en coulant. Monsieur.)


Et aux hommes. Des armes. Oui. Des armes. Comme si vous. Votre femme. Vos enfants. Un tueur à la porte. Vous discuteriez encore, Monsieur? Non. Des armes. Des armes maintenant. Des armes pour abattre. Les soldats. Les militaires. Les aliénés. Les programmés. Les dociles. Les vous-mêmes, dans un autre contexte. Des armes. Maintenant. À Homs. Des armes à tuer les chiens. Maintenant. Monsieur.


C'était mon cri. Mon vain cri. Mon très inutile cri.



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