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Photo du rédacteurMahigan Lepage

Le singe et le cheval

La question de la différence, à partir d'une allégorie d'Henri Michaux



<quote><small>Ce texte a d'abord été publié le 16 juillet 2012 sur [une autre plateforme->http://mahiganl.tumblr.com/post/27309196505/le-singe-et-le-cheval], un Tumblr que je ferme aujourd'hui, pour le remplacer par un nouveau blog plus suivi, que je vous invite à visiter : [La machine ronde->machineronde.net].</small></quote>

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Je reviens souvent en pensée à cette allégorie de Michaux ({Un barbare en Asie}). Mettez un cheval et un singe dans le même enclos. Ce sont deux animaux très différents. Pourtant, ils se porteront mieux ensemble qu’avec leurs semblables. Avec d’autres chevaux, le cheval s’ennuie. Ils sont comme lui trop calmes. Avec d’autres singes, le singe est stressé. Ce sont comme lui des jaloux, des chamailleurs. Le singe divertira le cheval, et le cheval calmera le singe.


Je ne comprends pas les Thaïlandais, ils demeurent pour moi mystère. Il faudrait pouvoir approcher leurs représentations du monde. Je lis un auteur en ce moment, Rattawut Lapcharoensap, mais je ne peux pas dire qu’il m’ait fait encore percer la surface. Le réel qu’il questionne est nouveau : la jeunesse thaï, occidentalisée, fascinée par les hamburgers et les femmes blondes. Mais la phrase et la forme sont bien trop conventionnelles. Rien ne se déplace des nouvelles et romans états-uniens, anglo-américains, que d’évidence Lapcharoensap a bien lus…


On a des intuitions, parfois. Michaux encore : parfois, on arrive à rejoindre le milieu d’une mentalité dès l’approche. À trop s’habituer à l’autre, on ne le voit plus, ne le saisit plus, comme le reste. Des intuitions, donc, très insuffisantes. Je sais qu’il y a encore de la différence, en ce monde, mais elle est recouverte sous tant de normalisation. Dans sa préface, Michaux se reproche de n’avoir pas vu venir l’occidentalisation de l’Orient. Il pointait la focale sur les différences : on comprend bien qu’en tant qu’artiste il est cherché la possibilité d’autres vies. Cette question de la différence est à mon sens un des problèmes majeurs de notre temps. Peut-on dire qu’il n’y a plus de différence? Les différenres sont renvoyées une à une dans le réservoir du folklore, dont les jeunes, à Bangkok comme à Montréal, n’ont rien à faire, sauf comme jeu ou mode. N’empêche : on n’use pas de la même manière des symboles et des us de l’Occident quand on est Thaïlandais. Pour la plupart, la rupture est extrêmement récente : leurs parents, leurs grands-parents vivaient à l’orientale. Qu’est-ce qu’on peut apprendre d’eux?


Un soir, je suis sorti avec des Thaïlandais de mon âge, des amis d’une nouvelle amie québécoise rencontrée ici. On est allés manger dans un resto coréen, comme on aurait pu le faire à Montréal (je suis quelquefois allé manger du coréen avec des amis à Montréal). Puis on est allés dans un bar, leur quartier général : la plupart sont musiciens, c’est là qu’ils se rencontrent et jouent du jazz, du rock, etc. Toute la soirée, ils regardaient des trucs sur leurs iPad. Un a insisté pour que je regarde une vidéo d’American Idole : l’histoire éclair d’une fille inconnue qui séduisait d’un coup le public et le jury, autant dire l’Amérique… Le rêve américain, renaissant ici. Qu’est-ce que ça dit, sur le monde présent?


Mais derrière les lunettes et les fringues à l’occidentale, et dans les rues et les marchés et les trains, des visages venus d’un autre fond, à moi inconnu. Quand ce visage remonte à la surface, s’esquisse à la peau du visible, toutes les marques d’Occident sur le corps semblent postiches.


Là est la différence, irréductible. Alors paraît le cheval, ou le singe. Alors paraît l’autre. Et je me sens bien, parmi ces autres. Je me guéris, lentement, de ce qu’avec les semblables je me sentais percé à jour. L’expérience de l’Occident est enfoncée plus profondément en moi, comme un poignard : je n’ai pas d’autre visage. Cela ne peut être partagé ici. C’est mon irréductible. Pour eux, je suis cheval aussi, ou singe.

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