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  • Photo du rédacteurMahigan Lepage

Le tapis noir de la ville

Jack Kerouac, le français et l'Amérique


Article initialement publié le 12 janvier 2009, alors que Le dernier des Mahigan était sous Wordpress. Transféré sous nouveau site en Spip le 15 septembre 2011.

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J'ai mis du temps avant de lire Jack Kerouac - et quand je l'ai fait, j'ai été déçu. J'aurais sans doute dû le lire en anglais. Faulkner, j'ai essayé de le lire en anglais : j'ai acheté une édition bilingue de {As I Lay Dying}, à la cinquantième page je ne lisais plus qu'en français. Kerouac, je l'ai lu en français, en folio, dans la traduction de Jacques Houbard. C'était à la fin de l'été. Je m'apprêtais à écrire la route, l'asphalte. Je me suis dit : il faut lire Kerouac. Quand on pense Kerouac, on pense éclatement, on pense défilement ou planement. Puis on lit {Sur la route} et on trouve à la place cette prose intellectuelle, policée, française ou parisienne; on pourrait en dire autant de Faulkner - [d'autres que moi l'ont dit->http://vitrine.entrepotnumerique.com/publications/6975-faulkner-une-experience-de-retraduction]. Les vernaculaires, l'oralité, l'humour, le mal-dégrossi de Faulkner et Kerouac sont évacués dans les traductions franco-françaises. Contrairement à ce que voudraient nous faire croire leurs traducteurs, ce n'est pas inévitable. Ce n'est pas que la langue française ne possède pas les ressources nécessaires pour adapter la langue de Kerouac et de Faulkner; c'est seulement que ces ressources ne se trouvent pas nécessairement là où l'on croit. Kerouac et Faulkner sont des Américains. Or la langue française est parlée en Amérique. C'était même, on le sait, la langue maternelle de Kerouac, né dans la ville «canadienne-française» de Lowell, au Massachussets. On a retrouvé cet été un inédit français de Kerouac qui a beaucoup fait parler au Québec (on tente de nationaliser Kerouac: pourquoi pas?). Il s'intitule {Sur le chemin}. Kerouac préférait donc parler de chemin plutôt que de route... Moi aussi d'ailleurs : le chemin, c'est l'arrière-pays du territoire d'Amérique, c'est la poussière derrière les voitures dans Faulkner. En plus le chemin permet l'élargissement mental à l'acheminement, qui devient le vrai moteur du récit (en deçà même du défilement ou du planement). C'est ainsi que je rêve le chemin chez Kerouac en tout cas, parce que je n'ai rien lu d'autre encore que ce {Sur la route} en édition folio. Sinon des extraits de {Sur le chemin} reproduits dans les journaux, comme celui-ci, magnifique :

<quote>C'était un gros nuit dans leur vies, c'était leur premier trip ensemble à New York, en machine; le père ava déjà venu ça Boston-New York boat, et une fois ça train; mais là c'était le gros chemin, le tapis noire actuelle de la ville.</quote>

Pourquoi chercher en littérature la perfection? La puissance du langage tient dans son déboule. Le mot «gros» qui revient deux fois dit et redouble le mal-dégrossi de la prose. Dans cette seule phrase, j'ai trouvé la matière asphalte que j'ai cherché en vain dans 425 pages de {Sur la route} : "le gros chemin, le tapis noire actuelle de la ville". L'asphalte qu'on emploie parfois comme allégorie de la ville et de sa faune a toujours été pour moi associée d'abord au grand chemin (au gros chemin). Mais le grand chemin ou la grand'route, c'est déjà la ville - déroulée comme un tapis sur des miles et des miles de béton et de signes. Dans cette phrase se rêve la force primitive de Kerouac. Kerouac a écrit {On the Road} en trois semaines sur machine à écrire alimentée en continu par des feuilles de papier collées bout à bout au moyen de scotch tape. Il faut voir absolument [cet entretien en français avec Fernand Seguin->http://archives.radio-canada.ca/c_est_arrive_le/03/07/] : Kerouac y dit écrire les yeux fermés, sans s'arrêter - comme un cheval, il dit : quand c'est parti ça n'arrête pas (cette métaphore me charme plus que je ne saurais le dire). {On the Road}, ç'a d'abord été une grande coulée d'écriture. Ensuite l'éditeur a contraint l'auteur a un premier dégrossissage. Enfin le traducteur français a terminé le polissage. Au final, ils n'ont pas laissé grand-chose de ce qui compte vraiment : la poussée, la coulée, le cheminement. Le français du Québec, de l'Acadie, de l'Amérique, a ce qu'il faut pour rendre Kerouac et Faulkner à eux-mêmes dans la langue française. Une équipe de McGill s'est déjà essayé à retraduire le Hamlet, mais Gallimard a refusé paraît-il de céder les droits. Pour ce qui est de Kerouac, je ne sais pas ce qu'il en est : pour l'instant, je continue de le rêver, en attendant de trouver l'édition originale en anglais ({the roll}). En tout cas, un gros chemin de traduction, de traverse s'ouvre devant nous. Cet acheminement est aussi littérature.


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