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Photo du rédacteurMahigan Lepage

Monter (2)

Notes en vue d'écrire la ville


Article initialement publié le 7 octobre 2010, alors que Le dernier des Mahigan était sous Wordpress. Transféré sous nouveau site en Spip le 15 septembre 2011.

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{Notes préliminaires pour l'écriture de la ville.}


Inventaires des trajets et des lieux :


Y être venu la première fois tout seul, à six ans à peine, un oeil de travers (strabisme). Venu exprès pour subir une opération à l'oeil offerte seulement dans la très grande et très lointaine ville. Dans l'avion, la cocarde ENFANT TOUT SEUL au cou, et malgré ce que m'avaient dit mes parents, est-ce que je comprenais bien : il me semble m'être senti abandonné, ce dont la cocarde faisait foi. Dans l'avion, assis à côté d'un type avec un crochet, qui me racontait avoir perdu sa main en chutant d'avion, pour me faire peur mais je n'avais pas peur : seulement, je ne comprenais pas. Drôle, parce que moi je reviendrais avec un oeil de pirate, pour accoutumer l'oeil paresseux... Amputé ou borgne, voilà comme on allait à la ville, ou en revenait.


L'oncle qui m'attendait à l'aéroport de la grande ville. Il vivait dans un condo très moderne au 26e ou au 36e étage d'une tour. Une grande baie vitrée donnait sur d'autres tours, des ponts, des rues éclairées. Expérience extrême, quand on vient d'un bout de chemin de terre... J'en étais très impressionné. L'oncle édictait des lois que je comprenais mal, qui semblaient mal adaptées à un enfant. Relire L'Amérique de Kafka, le chapitre chez l'oncle, l'existence tout en haut, dans une verticalité autoritaire. Mon oncle aussi était riche, il m'achetait de beaux vêtements.


Aucun autre souvenir d'enfance sinon des passages fulgurants, dans la voiture d'une tante (tiens). Je regardais partout à la fois, pour ne rien manquer du foisonnement. À un moment ma tante qui me dit : ça, ce sont des Noirs. J'en étais vexé, comme si je ne savais pas : on avait quand même la télé. Passer sinon dans des tunnel lumineux à toute allure : ma tante, riche aussi, était reconnue comme aimant faire de la vitesse en voiture. Sa maison, où j'allais dormir une nuit ou deux, n'était pas dans la ville, mais en banlieue, sur une rue calme, qui n'a rien pour moi de ce que j'appelle la grande-ville, son excitation.


Puis, hiatus jusqu'à l'adolescence. La ville s'éteint. Elle n'est plus rien qu'un nom dit à distance, et qui rassemble une foule de choses et de possibilités qui n'existent pas dans notre immédiat. Monter à ..., c'est aller très loin, c'est une aventure. D'une certaine façon, c'est le monde.


Ensuite il y a ces années de la "première adolescence" où on ne monte plus à ..., on y descend. Et le mouvement est symbolique. Parce que c'est avec Peanut, mon seul copain de l'époque, et qu'il cherche les bas-fonds. Descendus à ..., on loge dans l'appartement de son beau-frère, sis sur un grand boulevard au nord de la ville, loin des centres d'attraction. On n'en sort pas de deux, trois jours. On ne fait que fumer du haschich au couteau, à perdre connaissance presque. Le vendeur habite dans le bloc, juste au dessus : même pas besoin de sortir. Et pendant ce temps-là, je me disais, en moi-même : je voudrais sortir, aller voir la ville. Pourtant j'étais dans la ville.

Pendant la "seconde adolescence", encore on y montait : c'est que j'habitais désormais au "Bas du fleuve". Monter, c'est aller vers l'amont, bien sûr. (Aimer qu'il y ait présence douce de l'élément liquide dans un texte.) Alors, combien de fois? Je ne compte pas les fois où je l'ai traversée - c'est une autre question, abordée dans Vers l'Ouest. Non : y monter veut dire autre chose, veut dire que la ville devient destination, et non pas obstacle sur la route. Y monter pour le Vans Tour (prétexte), moi qui n'ai jamais même aimé le punk rock (musique lisse, étale comme le glacis commercial qui la recouvre): poussière, chaleur, soleil, bruit, soif. Y monter en stop, avec deux filles, une trahie, semée Gare centrale.


Marcher dans la foule. Acheter un skateboard sur la rue commerçante, les économies d'un été de travail sur la ferme du père (je n'ai jamais été doué pour le skateboard).


Un deal de drogue avec un hurluberlu : il s'était arrangé pour entraîner mon amie à distance, seule, on s'était fait arnaquer.


En transit, parfois, près du terminus d'autocar, habiter un moment la ville. Aller dans le parc. Des silhouettes approchent, vous parlent. Elles sont étranges. Revoir des visages connus, ne pas aimer ça.


Scène dans le métro : Peanut, vieux copain perdu, à l'autre bout du wagon. Ne pas aller lui parler, s'en cacher presque. La honte qui s'ensuit. Si on m'avait dit il y a dix ans...


Scène dans le métro : revenu de l'appartement du Nord, le sac plein de, la police, le coeur en chamade, pas pour moi, mais incapable de me calmer, on note mon malaise, la frousse.


Monter : dans les blocs appartements où on fait de la peinture, toutes les cases pareilles, blanches, dans ma mémoire elles ne font plus qu'une.

Monter : dans les étages de la ville dans la ville, dite université, ville intérieure, avec ascenseurs et escaliers mécaniques, et donnant directement sur le métro et la rue.


Monter : au bureau d'une enseignante qui a une mauvaise nouvelle à m'annoncer.


Monter : dans une salle vitrée, comme suspendue au-dessus de la ville, où d'un coup la ville dans la ville s'effondrait.


Monter : sur la montagne au centre de la ville. Aucun souvenir marquant sur la montagne au centre de la ville, mais une image très précise de la ville.

Monter : en avion, les départs vers d'autres villes. Et descendre : la vision des maisons briquées, et du gigantesque stade de béton armé.


Aucune transcendance, aucune ascension : c'est là, monter là. Monter dans les avions et sur les ponts pour y accéder. Puis descendre, dans les tunnels et les métros. Et remonter, à la surface des rues. Et monter encore, par les escaliers, les ascenseurs, dans les buildings, dans les cages de béton.

Contre le courant, la pente naturelle, le bas des rivières, là où le continent verse dans la mer : contre cela, l'attraction du monstre, du monde, là-haut, en amont. Et une fois là, même, ce monstre le gravir, de l'intérieur, y entrer, y coulisser.

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