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Photo du rédacteurMahigan Lepage

National Geographic

L'idée qu'on se faisait du monde à feuilleter ces magazines


Alors c’était quoi, le monde, pour nous enfants?


On habitait des solitudes perchées au-dessus de rivières à saumons, un arrière-monde de forêts coupées à blanc. On apprenait des noms étranges, micmacs, qui disaient les rivières. Restigouche, Matapédia, Patapédia.

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De l’autre côté de la Restigouche, c’était une autre province, le Nouveau-Brunswick, qu’on connaissait peu. On penchait à la limite du territoire, comme les rivières vers la mer.


Rarement, on sortait au-delà. Pour rejoindre la vallée de la Matapédia, on avait à traverser des ravins profonds, qu’on appelait {coulées}. Les petits villages aux noms sanctifiés s’égrenaient comme les billes d’un chapelet. L’Ascension-de-Patapédia, Saint-Jean-de-Matapédia, Saint-François-d’Assise, Saint-Alexis-de-Matapédia. Après seulement, on rejoignait la route 132, que tout le monde connaît (mais ne connaît souvent que ça).

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L’au-dehors des Plateaux, c’était l’Est. Carleton, où on allait parfois en camping. Campbellton, Nouveau-Brunswick, qu’on rejoignait en traversant un pont, et où on allait acheter des choses qui manquaient dans nos montagnes. C’était presque tout. Une fois, on est allé plus loin, en camping aussi, dans un parc national au nom parfaitement imprononçable. Kouchibouguac.


Au sortir de l’enfance, je n’avais pas encore vu le rocher Percé, ni Gaspé. Je n’avais jamais fait le tour de la Gaspésie. On ne sortait pas souvent, en famille. La ferme de chevaux de mes parents réclamait d’eux force travail.


Quelques fois, on est allé à l’Ouest aussi. Mais c’étaient des exceptions, des singularités –- d’autres mondes. Pour Noël, dans la famille de mon père, à Sherbrooke, une fois. C’était si loin à l’Ouest, et pourtant ça s’appelait les Cantons de l’Est. Et puis ce voyage pour une opération à l’oeil, à l’âge de six ou sept ans : on me met dans un avion à l’aéroport de Charlo, Nouveau-Brunswick, et un oncle riche me récupère à l’aéroport de Montréal. Il vit au trente-sixième étage d’une tour du centre-ville (le choc de la grande ville).


Mais tout ça ne dit rien des saisons longues sur les montagnes, à l’extrême sud-est du Québec. On habitait sur le dernier plateau, sur le rang Pin rouge. Les adultes disaient souvent Red Pine. Après notre maison, il y en avait trois autres sur un demi-mille de rang, et puis le Pin rouge se transformait en chemin de bois, s’allait mourir dans les abattis. Quand on traversait les minces boisés que les forestières épargnaient, on avait des vues sur les coupes, les éminences rasées –- et on rêvait que le corps se porte là où le regard atteignait, et aussi facilement.

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Alors c’était quoi, le monde, pour nous enfants? C’était quoi, dans la tête, la Terre, sur nos solitudes verticales?

Si on se la représentait, la planète, et comment?


Il y avait les atlas et le globe terrestre que mes grand-parents m’avaient offert pour mon anniversaire (j’avais rouspété : j’aurais préféré un jouet). Il y avait la mosaïque de drapeaux dans les pages liminaires du Larousse. Il y avait les noms de pays qu’on entendait aux nouvelles de la radio de Radio-Canada, sans bien les comprendre (on n’aurait pas su les épeler).


Il y avait les occupants provisoires de la maison voisine, la maison bleue. C’était une maison amie, parce qu’amis étaient ceux qui y passaient. Personne ne s’y installait de façon permanente, dans la maison bleue. Et pourtant c’était une jolie maison, avec des lilas alentour, beaucoup de chaleur au-dedans. Mais ceux qui y venaient étaient jeunes et voyageurs. Certains étaient du Québec, d’autres de France, ou d’Allemagne. D’ailleurs, de la planète, ils rapportaient des récits.

Un s’appelait Rock et se disait poète. Il avait travaillé aux grands barrages dans le Nord et narrait ses exploits. Un autre s’appelait Pixi –- ce n’était pas son vrai nom, il était venu illégalement de France. Et il parlait d’Europe, et il parlait d’Afrique. Un autre était allemand et travaillait avec mon père. Et une autre Québécoise, mais racée comme une Indienne. Et ils parlaient d’Ouest, et il parlaient de voyages.

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Enfin il y avait les {National Geographic}. À la maison, on en trouvait, et plus encore dans la maison bleue, ou chez d’autres amis. Ils venaient toujours en piles, en quantités, ces magazines. Je ne les ai jamais vus arriver par la poste, un à la fois. Ils n’étaient pas d’actualité, et c’était sans importance. Ils avaient été accumulés avant nous, avant même qu’on vienne au monde, sans doute. Les adultes les tenaient en estime –- ça s’entendait dans comment ils en parlaient.

Alors nous aussi, enfants, on en éprouvait l’attrait. On les exhumait par dizaines, et puis on s’installait dans un coin du salon pour les consulter, les regarder, les lire, les découper. Les couvertures étaient lisses, et pareilles les photos, à l’intérieur. Ils faisaient rêver, par leurs images, bien plus que les gris journaux, ou bien les livres. On grandissait dans l’image, déjà –- on grandissait devant la [télévision->http://mahigan.ca/spip.php?article186].

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(Et de la télévision aussi, il faudrait parler. Des {Cités d’or} et des brefs documents sur les moeurs indigènes d’Amériques du Sud qui les accompagnaient. Des publicités de Vision mondiale. Des films qui montraient des voyages, des pays, même si le regard restait habituellement fibrillé aux États-Unis. De la séquence en dessins animés qui accompagnait l’hymne national très tôt le matin, quand je me levais avant ma soeur et mes parents et que la programmation de la télé de Radio-Canada juste commençait –- séquence d’un océan à l’autre traversée de symboles canadiens, la géographie nationale qu’ainsi on voulait nous inoculer.)


Qu’est-ce qu’on voyait, dans les {National Geographic}? Des femmes noires nu seins portant de gros anneaux aux oreilles ou à la lèvre. Des hommes en pagne manoeuvrant des pirogues. Des paysages escarpés de montagnes rocheuses ou de cordillères, comme on n’en avait jamais vus. C’étaient les photos, surtout, qui nous appelaient. On en faisait des collages ou des calques. On aimait en palper le poli.


Et qu’est-ce que ça laisse finalement dans la tête, ces images? Je peux en mesurer rétrospectivement le folklorisme, le colonialisme presque. On célébrait là-dedans le dieu Différence, le dieu Exotisme, le dieu Autre, quand le monde partout, et de plus en plus, sacrifiait au Même. Les hommes, les femmes étaient des types, des curiosités. Et les paysages : des cartes postales. Voilà ce qu’était la planète, dans les {National Geographic}.

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Un réservoir de mots, de noms, de récits et d’images : et c’est cela qu’on appelle le monde? Cela, qu’on appelle la Terre? Quand plus tard on prendrait la route, puis l’avion, on serait lesté de tout ça, comme des Don Quichotte. De pays en pays, de rencontre en rencontre, de ville en ville, voyager serait affronter les images au réel. Déchirer mentalement, une à une, les pages lisses et plastiques des {National Geographic}.


Jusqu’à ce qu’il ne reste presque rien de ce que c’était, le monde, pour nous enfants.

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