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  • Photo du rédacteurMahigan Lepage

Nicolas Bouvier, écrivain non voyageur

Grande force immobile d'une écriture


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Combien de voyageurs, depuis combien d'années, quand ils partent embarquent un Bouvier dans leur sac?


Au [Népal->http://www.mahigan.ca/spip.php?rubrique73], en 2008, je lisais {Le poisson-scorpion}, et ça consonnait drôlement. J'ai été malade dans l'Annapurna un peu comme Bouvier avait été malade à Ceylan, mais bien moins longtemps que lui. J'ai eu la chance de pouvoir acheter des antibiotiques à la Himalayan Rescue Association, pour occire la dysenterie qui me tenaillait depuis des jours, et qui me clouait dans ce village à 3600 mètres d'altitude. Je garde du {Poisson-scorpion} -- lu deux ou trois fois -- l'image d'une narration à focalisation changeante, au gré des étourdissements : la chambre, puis flou, retour image, gros plan sur un insecte, puis vrille, et ainsi de suite.


J'aurais voulu lire {L'usage du monde} en numérique, en partant en Asie c'était mon idée : ne lire que numérique, sur le iPad, par souci de légèreté. Pendant la première année je m'y suis presque tenu (sauf {Un barbare en Asie} de Michaux, lu dès le début du voyage, mais traîné dans le sac ensuite quand même : je l'ai encore). Mais il y avait des manques, tant d'auteurs dont j'ai besoin qui ne sont pas encore trouvables en epub... Quand j'ai fait un saut retour à Montréal l'été passé, j'ai craqué. J'ai ramené un petit lot de livres. Un Bernhard, quelques Cendrars, des Artaud, un Céline, et aussi {Mégapolis} de Robin pour mon [travail en cours->http://mahigan.ca/spip.php?rubrique72].


Et puis Bouvier. {L'usage du monde}. Je l'ai apporté dans mon voyage en Chine le mois dernier, l'ai lu dans les chambres d'hôtel le soir, après mes journées de marche et d'écriture épuisantes.


Ce qui frappe chaque fois, quand on rouvre Bouvier : combien c'est {écrit}. Même que ça dérange un peu, au début : on se sent plus d'affinité avec des proses comme celle de Kerouac, rapide, désinvolte, très imparfaite. Bouvier est bien plus lent. Sa folie est autre. Il n'a pas écrit {L'usage du monde} en trois semaines au retour de voyage. Il a mis des années à accoucher de ce livre. J'oserais presque dire que la maladie lui va bien, je veux dire la maladie de corps, l'engourdissement, l'étourdissement. Sa force, c'est l'inertie. Je sais, ce n'est pas comme ça que l'on parle de Bouvier le nomade, habituellement. Mais le nomadisme de Bouvier n'est rien en soi. Ce qui le démarque, c'est sa capacité à ramasser le mouvement du monde dans la lenteur opaque de sa phrase. Les notes qu'il a rédigées en chemin ne valent pas grand-chose. J'ai lu celles publiées l'an dernier sous le titre {Il faudra repartir}, ça ne dépasse beaucoup l'anecdote. Bouvier n'est pas un "écrivain voyageur", expression de sens nul qui devrait être interdite. Quand il écrit, quand il {écrit} vraiment, il est absolument, radicalement {non voyageur}.


Dans le voyage, le corps est mobile. Vivant. Même les difficultés participent de ce grand mouvement avant. On ne pense pas : la pensée est arrêt. On va. Il y a des moments de grande extase. L'incroyable de la vie même, quand on roule dans une vieille bagnole au milieu d'un désert. L'existence trouvant son sens dans le difficile (je repense souvent à cette phrase de Rilke : "Il est pourtant clair que nous devons nous tenir au difficile. Tout ce qui vit s’y tient."), le difficile qui manque cruellement dans les vies sécurisées, c'est-à-dire à peu près toutes les vies humaines. Vieille bagnole, routes ardues et dangereuses : tout ce qui compte, c'est d'arriver dans telle ville (j'ai oublié le nom). Épuisement, panne, remorquage, freins qui lâchent, accident, blessure, la mort presque... Finalement ils arrivent dans cette ville. Dans la chambre qu'ils occupent, Thierry a ménagé un espace pour que Nicolas puisse écrire. Mais écrire ne l'intéresse pas : "Être arrivé à X me suffisait pour plusieurs jours." L'écriture n'est pas nécessaire dans ces conditions. Et qu'il ait perdu son manuscrit écrit en route (en fait, pas vraiment en route, plutôt pendant le long arrêt d'hiver : Bouvier n'écrit pas en route), je veux y voir une sorte de destin : n'est permise à celui-là que l'écriture immobile.


Écrire devient nécessaire quand on revient et que le sens de l'existence tarit. On veut alors recréer le voyage, donner forme à l'intensité du mouvement, quand écrire n'était pas du tout nécessaire. Mais cela, pour Bouvier, demande du temps. Demande de sacrifier la vie présente pour la vie passée. Pour mobiliser l'expérience du voyage, pour en recréer le mouvement, il faudra une force et une constante d'inertie extrêmement considérable. Des années sans bouger, à pousser les phrases l'une après l'autre, lentement, péniblement... On pense à une bribe du {Temps retrouvé}, maintenant : "préparer son livre avec de perpétuels regroupements de forces, comme pour une offensive, le supporter comme une fatigue..."


La phrase de Bouvier ne serait pas aussi soignée, aussi écrite, si elle était vraiment nomade. Elle n'est pas nomade, pas véloce comme celle de Kerouac. Sa qualité est ailleurs. Dans la perfection de son immobilité. Phrase si travaillée, si ouvragée, qu'on ne peut rien y changer. On ne peut pas {bouger} un seul de ses mots sans compromettre l'ensemble.


Qu'est-ce qui a poussé Bouvier à forcer aussi longtemps l'inertie? C'est la question que l'on doit se poser. Pourquoi il n'est pas reparti? Pourquoi il a persisté dans l'immobilité de l'écriture plutôt que de retourner à la mobilité de l'expérience? Là réside toute la folie de Bouvier. On n'a rien compris à Bouvier si on fait du voyage sa spécificité. Ils étaient plusieurs à voyager comme lui, dans les années 50, et ils seraient encore plus nombreux dans les décennies à venir. Mais Bouvier est celui qui, bien après le voyage, s'enferme dans sa maison des heures, des jours, des mois, des années durant, à écrire ou essayer d'écrire. Qu'est-ce qu'il fait, ce fou? Il fait usage du monde. Quand Nerval ou Stendhal racontent l'Orient et les voyages, c'est encore pour rapporter des descriptions de pays inconnus ou peu connus. Il demeure, dans l'acte de raconter, même s'il intègre désormais l'expérience du raconteur lui-même, la notion d'un atlas : on éclaire des régions du monde, on ajoute à la connaissance narrative collective. Puis vient Bouvier, qui n'a rien à faire de tout ça.


Bouvier est un savant, on le sait. Il était du genre à thésauriser les connaissances. Plus tard dans sa vie, on l'engagera comme guide : "Visitez la Chine avec Nicolas Bouvier!" Il pouvait vous parler des ethnies, des cultures, des langues, des histoires des peuples pendant des heures. Et pourtant, la force de Bouvier n'est pas là, pas du tout. Sa force, ce n'est pas l'encyclopédie, la géographie, l'atlas. Sa force, c'est l'individualité. Bouvier est très proche de Henry David Thoreau, qui avait conçu, dans {Walden}, une façon individualisée de vivre (dans les bois). Comme Thoreau invente de se servir des bois pour s'autonomiser, Bouvier invente de se servir du monde pour la construction de soi. Ceux qui confondent le soi et le moi diront que c'est égoïste. Ce genre de jugement idiot ne peut être que le signe d'une atrophie intérieure. Il s'agit au contraire, en revenant à soi, de se défaire au moins partiellement de ce moi fat et socialement construit. Non, ce n'est pas égoïste, c'est individualiste. {L'usage du monde} n'ajoute rien à l'atlas narratif du Moyen-Orient. C'est le récit d'une individualisation. Parce qu'être tout le monde, c'est être pédant, benêt : ainsi la société suisse, ou plus généralement occidentale, construisait ses enfants (et aujourd'hui?). Bouvier se sert du monde pour passer d'un état "tout-le-monde" à un "être-soi".


Rester immobile demande une grande force, une persévérance qui ont fait défaut aux autres voyageurs contemporains de Bouvier. C'est en restant immobile qu'on peut ramasser sur soi le grand mouvement du monde,


pour qu'il nous traverse,


nous use,


et nous défasse.

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{{Nicolas Bouvier, {L'usage du monde}, extrait}}

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{Pour retrouver le fil.

Écrit six ans plus tard.


Mais le sens de cette fouille? après tout : ces étrangers qui passent des années -- si l'on additionne les campagnes -- à vivre en prisonnier dans un coin de steppe solitaire pour ressusciter des Mages ou des dynastes morts depuis dix-huit siècles; et ces bâtisseurs} kouchan {venus du nord-est, dont on ne sait quasiment rien depuis que les Chroniques chinoises les ont perdus de vue aux abords de l'Oxus : voilà une situation bien propre à inspirer quelques réflexions. Existe-t-il une façon ordonnée, hiérarchique, de dire ce que l'on sait sur un lieu pareil? Certainement. J'ai beau faire, elle ne me vient pas. J'ai pourtant bien rempli vingt pages de considérations sur le métier, de dates, sur ces feuilles de papier pelure jaune que j'emploie pour les textes dont je ne suis pas sûr. D'ailleurs, à mesure que les années passent, je le suis de moins en moins, sûr. Pourquoi ajouter des mots qui ont traîné partout à ces choses fraîches qui s'en passaient si bien? Et comme c'est boutiquier, ce désir de tirer parti de tout, de ne rien laisser perdre... et malgré qu'on le sache, cette peine qu'on prend, ce travail de persuasion, cette lutte contre le refroidissement considérable et insistant de la vie.


Et puis pourquoi s'obstiner à parler de ce voyage? quel rapport avec ma vie présente? aucun, et je n'ai plus de présent. Les pages s'amoncellent, j'écorne un peu d'argent qu'on m'a donné, je suis presque un mort pour ma femme qui est bien bonne de n'avoir pas encore mis la clé sous la porte. Je passe de la rêverie stérile à la panique, ne renonçant pas, n'en pouvant plus, et refusant de rien entreprendre d'autre par peur de compromettre ce récit fantôme qui me dévore sans engraisser, et dont certains me demandent parfois des nouvelles avec une impatience où commence à percer la dérision. Si je pouvais lui donner d'un coup toute ma viande et qu'il soit fini! mais ce genre de transfusion est impossible, la faculté de subir et d'endurer ne remplaçant jamais, je le sais, l'invention. (De l'endurance, j'en ai plus qu'il n'en faut : maigre cadeau des fées.) Non, il faut en passer par la progression, la paille au tas, la durée, les causes et les effets. Donc revenir au} Château des Païens, {à ce trou de mémoire, à ces versants de glaise jaune qui ne sont plus que grisaille, faible écho et lambeaux d'idées qui s'effilochent dès que j'essaie de m'en saisir, à cet automne âpre et heureux où ma vie m'apparaissait tellement mieux tracée, aux Français si vifs et remuants qui couronnaient cette colline et m'ont fait excellent accueil, m'ont découvert un monde, m'ont nourri du produit de leur pêche et de leur chasse. Revenir, mais surtout : creuser la terrifiante épaisseur de cette terre qui me sépare de tout cela. (Voilà aussi de l'archéologie! chacun ses tessons et ses ruines, mais c'est toujours le même désastre quand du passé se perd.) Forer à travers cette indifférence qui abolit, qui défigure, qui tue, et retrouver l'entrain d'alors, les mouvements de l'esprit, la souplesse, les nuances, les moirures de la vie, le hasard riche, les musiques qui vous tombent dans l'oreille, la précieuse connivence avec les choses, et ce si grand plaisir qu'on y prend.


Au lieu de quoi : ce lieu désert qu'est devenue ma tête, la silencieuse corrosion de la mémoire, cette distraction perpétuelle qui n'est attention à rien d'autre (pas même à la plus ténue des voix intérieures), cette solitude imposée qui est un mensonge, ces compagnies qui en sont d'autres, ce travail qui n'est plus du travail et ces souvenirs qui ont séché sur pied comme si une malveillance toute puissante avait tranché leurs racines, me coupant, moi, de tant de choses aimables.


Encore une fois : revenir à la fouille. Je revois cent détails mais rien ne bouge plus. Il faut donc en décrire les acteurs, immobiles à table, le soir, dans la grande tente où l'on dînait :


Le professeur tient le haut bout, coiffé de son bonnet de laine jaune en pointes sur les oreilles et sur le front, tel qu'en portaient les Réformateurs. Sa femme est à sa gauche. Sa fille de neuf ans -- elle apparaît parfois sur les photos pour donner l'échelle -- s'est déjà retirée, emportant le crâne humain "douteux" (il n'est pas kouchan) dont elle a fait son jouet préféré. L'architecte, un Breton qui vaut son pesant d'or, à la droite du professeur. Le philosophe belge tient l'autre bout, proche de la sortie, son masque toepfférien éclairé de biais par la lampe à pétrole. Nous autres, au milieu. Le cuisinier vient d'apporter une marmite de lentilles et de viande qu'après une tournée on suspend, encore brûlante, au montant de la tente. Pendant que les cuillers martèlent les assiettes de fer, je lis les pensées inscrites dans un cercle au-dessus de chaque tête comme dans certaines icônes byzantines : le professeur pense que dans deux jours, les pioches atteindront le mur de fond de la seconde volée, et que sur cette grande surface -- inch'Allah, inch'Allah, inch'Allah -- il trouvera l'inscription de fondation qu'il cherche depuis trois campagnes : quelques lignes de cet alphabet grec bizarrement chantourné qu'employaient les} Kouchan, {assez de texte peut-être pour permettre de déchiffrer ce dialecte encore mal connu de l'Iran extérieur [[L'inscription a été découverte deux ans et demi plus tard et trente mètres plus bas : environ vingt-cinq lignes, intacte, comme gravée d'hier. Passant tout ce qu'on espérait.]]. Cendrat pense au sanglier qu'il a abattu l'autre soir presque par hasard avec la première cartouche qu'il tirait de sa vie, monté jusqu'ici à grand-peine et qu'il a dû ensuite -- à cause du cuisinier musulman qui se refusait à écorcher cette charogne impure -- aller remettre à pourrir dans le marais. Antoine, un voyageur français en visite ici comme moi, vante obstinément Malraux au professeur, comme s'il se proposait de le lui vendre. Il est didactique en diable, n'écoute rien des objections qu'on lui fait et stérilise par son enthousiasme obtus tout un coin de la conversation. Je préférerais bien qu'il laisse la parole à son vis-à-vis. D'accord avec Gorki pour chercher mes universités sur les routes, mais, quand d'aventure on y rencontre un savant véritable, on aurait bien tort de ne pas en profiter. Surtout de celui-là, qui prend toujours la peine de répondre aux questions, d'informer, qui s'anime au point d'avancer sur l'interlocuteur comme s'il voulait le dévorer, et qui a, pour le passé qu'il récupère, cette affection véhémente sans laquelle les historiens sont des greffiers, et la connaissance, impossible. Moi, je pense à ces} Kouchans {qui motivent notre présence ici; beau nom obscur, ambigu, plein de cuir et de fourrure. Je pense à Ceylan, où Thierry et Flo s'arrosent à grands seaux tirés du puits dans un décor d'ananas et de palmes. Je pense à une promenade que je viens de faire en compagnie d'Antoine qui ne cesse de me chapitrer, de me prouver que mes notions sont fausses, que je voyage de travers. Il a beaucoup roulé déjà et sait quantité de choses, mais il y a un pion en lui qui n'est pas rassasié. J'ai bien essayé de le mettre sur les femmes pour donner à son monologue un tour plus alerte. Il m'a dit : "As-tu tâté de l'Iranienne? moi oui... pas extraordinaire." Le mot} tâter {m'a découragé; c'en est resté là. Il a pourtant vu toute l'Europe, la Russie, la Perse, mais sans jamais céder au voyage un pouce de son intégrité. Surprenant programme! conserver son intégrité? rester intégralement le benêt qu'on était? aussi n'a-t-il pas vu grand-chose, parce que le kilo de chair de Shylock -- je le sais maintenant -- pas de pays qui ne l'exige.

}

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<small>Photo d'en-tête : Nicolas Bouvier photographe</small>



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