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Photo du rédacteurMahigan Lepage

Non, on ne parle plus comme Rousseau parlait

De si le cri appartient à un sujet


Non, on ne parle pas comme Rousseau parlait. Je n'est plus le dieu de sa propre parole, non. Pas de retour en arrière : il y a eu Proust, Kafka, Michaux, il y a eu Saint-Denys Garneau ("Je marche à côté d'une joie qui n'est pas à moi").


On peut dire je, les pronoms ne sont pas tout. Mais en arrière de nos je il y a des on. Il n'y a plus que du on. Michaux est le contraire d'un romantique : c'est lui qui a dit que "je n'est qu'une position d'équilibre". Les autres passent en soi : {passages}.


Non, on ne parle pas comme Rousseau parlait. Le cri nous traverse encore, mais [on ne le possède plus->http://mahigan.ca/spip.php?article318]. Le cri n'a pas à être historicisé : ça crie chez les Grecs, ça crie dans la Bible, bien avant le grand Moi de Rousseau. Quand un prophète crie, il ne revendique pas la parole : elle le traverse. Et on peut bien lire dans une tragédie grecque : "De ton perchoir, je te ferai, moi, redescendre!", on n'en conclut pas pour autant à un je-sujet, un moi-sujet. C'est pareil aujourd'hui, sauf que l'extériorité d'où vient le cri n'est plus transcendante. Les voix sont là dans la ville, sur l'asphalte, dans le web. Le cri émerge de là où ça grince, où ça nous altère, soi.


On ne peut quand même pas confondre plus longtemps le moi et le soi. Le soi, on ne peut pas l'éviter, quand même on voudrait. C'est comme ces films morts qui ne problématisent pas le regard. On peut bien écrire un texte au "il", qu'importe : les pronoms, je le répète, ne sont pas tout. Mais un texte où il n'y aurait pas de soi, c'est-à-dire un texte objectif, on ne pourrait plus qu'en rire. Pareil pour un texte où il n'y aurait que du moi, un texte subjectif : comment on pourrait écrire ça aujourd'hui? Comment on pourrait se croire encore maître de sa propre parole, n'être pas dépassé et traversé? Non, on ne parle plus comme Rousseau parlait. Finies, la subjectivité ou l'objectivité pleines, qui sont une seule et même chose. Cette séparation n'a plus cours. La science, la philo, l'art du dernier siècle ont réduit ça en miettes : on ne va pas revenir en arrière.


Individualité n'est pas subjectivité. Dire que l'art est le surgissement ou le rugissement d'une individualité dans la cité ne signifie pas que l'on pose le Moi contre le Monde. On en a fini de ces romanceries. Beau temps que les remparts qui protégeaient ce moi-là sont tombés. Ce qui reste, en revanche, c'est le conflit avec le monde à l'échelle individuelle. Cela, il ne me semble pas qu'on puisse l'historiciser, en tout cas pas au-delà du concept d'art lui-même -- et encore. Proust nous apprend ça dans plusieurs pages de la {Recherche} : l'art fait voir un regard individuel. Un regard : c'est-à-dire ni un sujet, ni un objet, mais une relation. C'est l'échelle de l'art, et là travaillent les passions : la peur, la colère, etc. Pas besoin du moi pour ça : peut-être que la peur et la colère ne nous appartiennent pas?


À briser aussi une bonne fois pour toute la division binaire entre écriture de soi et écriture sociale. Le concept d'"engagement" a la vie dure dans les universités. Dans la pratique, nul. Dès qu'on est dans l'esthétique, on est dans la politique. Grande erreur de penser que les textes qui {représentent} des acteurs ou des luttes socials sont des textes résistants. Et les autres, ils sont quoi? Futiles? Ou pire, consentants? Basta. Tout art est résistance, parce qu'il procède d'un conflit au monde, quel que soit l'époque et le forme et le concept qui le travaillent. Il rejette la loi du commun et s'invente ses propres lois, esthétiques.


Le cri est "une joie qui n'est pas à moi". Il ne m'appartient pas. Il n'appartient à personne. Non, on ne parle pas comme Rousseau parlait. On n'est plus les dieux de nos discours. On est traversés. Et comme on ne sait plus, on reste proche du regard, du soi, de la question.


Ce qui m'enlève quand j'écris (prendre cette expression au sens littéral), c'est le mouvement. Le mouvement ne peut pas m'appartenir. Il est bien plus fort que moi. Pas un texte que j'aie écrit qui ne soit d'abord mouvement : pas personnage ou quête ou construction d'identité ou je sais pas quoi. Alors il n'y a plus de moi : il n'y a que cette colère qui hurle, quand on se râpe les yeux sur les paysages et l'asphalte.


Non, on ne parle plus comme Rousseau parlait.

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