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Photo du rédacteurMahigan Lepage

On était parvenu à lisser le nombre

Horizon | jour x


Et dans cette ville,


on était parvenu à lisser le nombre.


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C’était quelques mois avant de commencer mes voyages en mégapoles. Alors, je voyageais encore au hasard, sans la tension de l’écriture. J’avais voulu remonter en [train->http://mahigan.ca/spip.php?article301] de Singapour à Chiang Mai, via Kuala Lumpur, Penang et Grungthep.


Et puis, j'avais envie de voir Singapour. C’est encore cette histoire de {noms de pays}. Ce nom, Singapour, évoquait en moi, depuis l’enfance sans doute, des images de port, d’insularité exotiques, de comptoirs de marchandises… Même si j’avais entendu, plus récemment, des témoignages tout autres, ma vieille idée de la ville persistait. Je voulais aller voir, passer du nom au pays.


Je cherchais l’idée, j’allais trouver le réel. Je cherchais le passé, j’allais trouver le présent.


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Singapour, soeur jumelle de [Hong Kong->http://mahigan.ca/spip.php?article441]. Ville singulière, solitaire, sans territoire national au-delà de ses propres limites. Ville de très forte densité, coincée sur un petit archipel. Ville à forte croissance économique, l’un des « [quatre dragons asiatiques->http://fr.wikipedia.org/wiki/Quatre_dragons_asiatiques] », aux côtés de Hong Kong.


Ville hapax dans le paysage de mes villes, aussi. Singapore n’est pas non plus une mégapole selon la définition de l’ONU: elle compte environ 5 millions d’habitants.


Reste que c’est probablement la plus grande ville du monde en valeur relative. Je veux dire, dans le rapport ville/territoire. C’est une ville {immense}, si l’on considère son petit archipel comme un pays. C’est ce que serait Paris s’il recouvrait toute la France.


J’irais même plus loin : c’est ce que serait la ville si elle recouvrait toute la planète. Voilà comment je vois Singapour.


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Jumelle, mais en symétrie, en négatif. Là où Hong Kong s’est développée comme structure nombreuse, morcelée à l’échelle micro, Singapour a pratiquement aboli le nombre. Selon le modèle de la ville-univers, si Hong Kong est un trou noir, Singapour présente l’image de ce que les cosmologues appellent la « Fin de l’immensité » :


<quote><small>L'organisation de ces structures semble suivre un modèle hiérarchique, présentant à la fois des superamas et des filaments. À des échelles encore plus grandes, il semblerait qu'il y ait une zone où la matière est distribuée de façon homogène. Cette zone a été nommée la « Fin de l'immensité » (« End of Greatness », en anglais).

(Source : Wikipédia, ["Structures à grande échelle de l'univers"->http://fr.wikipedia.org/wiki/Structures_%C3%A0_grande_%C3%A9chelle_de_l'univers])</small></quote>


Singapour pointe vers le terme, l’achèvement de la structuration. Le nombre abolit la foule, la structure abolit le nombre. C’est une image en avant du temps, un immense {zoom out}, si l’archipel est vu comme l’espace maquette de l’univers. Quand tout aura été structuré, lié, soudé, identifié, la ville sera tout homogène et lisse. Singapour est à mes yeux la ville qui, dans le présent, se rapproche le plus de ce terme sans cesse repoussé, différé, théorique:


l’horizon de la mégapole.


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C’est une ville qui, de naissance, a été planifiée :


<quote><small>The founding of modern Singapore in 1819 by Sir Stamford Raffles was arguably a planning event in itself, as it involved the search for a deep, sheltered harbor suitable to establish a pivotal maritime base for British interests in the Far East.

(Source : Wikipedia, ["Urban Planning in Singapore"->http://en.wikipedia.org/wiki/Urban_planning_in_Singapore#Initial_planning])</quote></small>


Aujourd’hui encore, en raison du territoire et de la densité, on continue de tout prévoir, organiser, structurer. Rien ne paraît laissé au hasard, dans cette ville. À l’intérieur des frontières, tout est confédéré. Une bâtisse quelconque de l’est de Pulau Ujong sera forcément liée, d’une façon ou d’une autre, à tel autre bâtiment de l’île de Jurong : par la planification urbaine, par l’organisation des circulations, etc. Rien ici ne se construit dans le micro, tout peut être en dernière instance rapporté à une vision macroscopique.


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L’aéroport où l'on arrive semble lui-même la maquette de Singapour. Une ville en soi, moderne, riche, lisse, où tout a été pensé. À la sortie des toilettes, des écrans tactiles suspendus au mur demandent à l’usager son niveau de satisfaction. Pareil, au comptoir d’information. On se déplace dans des espaces impeccables, qui font parade de l’art architectural.


Des navettes sans conducteur nous emportent facilement d’un aérogare à un autre. Puis on bondit dans le skytrain. Rien de plus facile : non, ce n’est pas, et de très loin, une ville nombre.


Par les fenêtres du train, défilent les tours ergonomiques, logeant confortablement de grandes densités de gens heureux. Dans les wagons, pas un punk, pas un itinérant, pas un type sale, ou juste négligé : pas un. Que des gens propres, habillés, téléphone en main, famille poussette. Sur les murs, on menace de faire payer fantastiquement qui aurait eu le mauvais goût d’apporter dans le train un durian ou d’y fumer.

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Dans cette ville, on n’a pas le droit de mâcher de la gomme,


dans cette ville, on applique la peine de mort,


dans cette ville, celui qui dénonce son voisin fraudeur reçoit une part,


dans cette ville, on n’a pas le droit d’être pauvre au deçà des limites du {cheap labor},


dans cette ville, on n’a pas le droit de mendier,


dans cette ville, les trottoirs ne servent qu’à y marcher.

</br>


J’ai marché dans cette ville, un jour durant. Je n’y ai rien trouvé que de très comme il faut. Des boulevards aux trottoirs larges. Des feux de circulation scrupuleusement respectés. Des malls, des malls, des malls. Des boutiques distinguées. Des quartiers bien délimités. Des architectures contemporaines, de véritables pièces de musée (l’art que l’on se paye). Des voitures reluisantes.


Et pas de tuk-tuk,


pas de jeepneys,


pas de {trailers},


pas d’autorickshaws,


encore moins de tana rickshaws,


pas de vélo-taxi,


peu d’estropiés,


pas d’enfants de rue,


pas de fusils à pompe devant les hôtels,


pas d’embouteillages monstres,


pas de crachats,


pas d’égouts à ciel ouvert,


pas de bars à filles visibles,


(bien sûr il y en a, des putes, mais c’est caché, interstitiel, jamais frontal).


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Des marinas, des buildings hauts, fiertés de la ville. Des monuments historiques : on tente de construire une histoire nationale, mais Singapour n’est-elle pas, de naissance, internationale, ou a-nationale, et aujourd’hui plus que jamais? Partout, dans la ville, des Western Union, de longues files devant. Pas seulement pour les Indiens : tant de gens, à Singapour, ont de la famille à l’étranger, en Chine surtout. Est-ce que c’est une nation, vraiment? Ou une ville apatride.


Des hôtels, des chaînes, des Starbucks. Quand il n’y aura plus que des compagnies macro, des franchises, est-ce que l’on pourra dire que le nombre a disparu? Quand tout sera pareil partout, il n'y aura plus rien à compter, on aura fini de {dénombrer}.


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Oui mais Little India? Little India oui, mais quadrillé, délimité. L’expansion se nourrit de l’exploitation, c’est un fait. Singapour gonfle de pomper les pauvres des pays voisins, de l’Inde, de la Malaisie, du Népal, de la Birmanie… J’ai entendu dire que ces gens n’étaient pas toujours bien traités (faisons semblant de s’en étonner). Ils travaillent sous le soleil des chantiers, dorment cordés dans des dortoirs, récurent les toilettes, font les bonnes dans les maisons de riches : voilà de quoi est faite votre {success story}.


Avec le risque d’irruptions de colère que ça comporte. Il y a quelques jours, les médias rapportaient des émeutes dans Little India. Mais il n’y a pas à s’inquiéter, le premier ministre a parlé d’émeutes « spontanées ». Rien n’indique que ce soit lié aux conditions de vie, a-t-il précisé. Suivons le cercle parfait de son raisonnement, où la généralisation de la misère devient l’argument même qui la nie :


<quote><small>“The people who were involved in the riot were not from one company, or one dorm; [they were from] several dorms, many different companies, and it is unlikely that all the companies will have the same problem.”

(Source : [The Hindu->http://www.thehindu.com/news/international/south-asia/riot-in-little-india-spontaneous-says-singapore-prime-minister/article5459811.ece])</small></quote>


De toute façon, ces irruptions restent rares. Quarante ans, qu’il n’y avait pas eu d’émeutes à Singapour. Il faudrait beaucoup plus pour que la ville, parvenue à ce stade si avancé d’expansion, implose. Singapour a lié son sort à l’ensemble du monde spéculatif et financier. Seul un écroulement global pourrait désormais renverser la vapeur.


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Si j’exagère un peu le poli de Singapour, c’est parce que je parle de l’horizon théorique vers lequel elle fait signe. Pas un futur, mais l’horizon du présent mégapolitain, son terme. Ce que serait une ville entièrement liée, tellement structurée qu’il n’y aurait plus de « structures », au sens d’une pluralité d’amas et de filaments.


Une telle ville, absolument lisse et normée, serait une horreur. Comme serait horrible, à l’autre extrême, une ville complètement déstructurée, une ville-chaos.


Singapour, c’est l’horizon des villes en expansion, au-devant même de nos villes structures, dont tous les discours, toutes les décisions, tout l'élan tend vers le dénombrement. Peut-être, si les mégalopoles grandissent, deviennent d’immenses Singapour, occupant des grandes régions du globe, presque des continents, on atteindrait un point de balancement où il n’y aurait plus assez de dehors à exploiter pour nourrir l’expansion. Alors seulement le mouvement se renverserait,


et l’horizon,


basculerait,


vers l’instructure,


spasme,


systole,


crunch,

</br>


et l’on voyagerait,


à l’envers du temps,


dans les villes qui implosent.

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