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Photo du rédacteurMahigan Lepage

Paysages en expansion

Du pays d'enfance aux villes du monde


<quote><small>Texte rédigé pour un dossier sur le paysage à paraître dans la revue [{Québec français}->http://www.revuequebecfrancais.ca/]. </small></quote>


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Quand j’entends le mot « paysage », je vois d’abord les paysages de l’enfance. Des plateaux appalachiens sans histoire dégarnis comme des crânes de vieux (le «pays chauve d’ancêtres» de Miron), fendus de coulées et bordés de rivières à saumons, balafrés de rangs et de routes où roulent pick-up et dix-huit roues transportant bois ou machineries forestières à travers des villages appauvris, isolés au sommet de pentes abruptes.


Chacun porte en lui un paysage d’enfance, tout chargé d’affects, et qu’on ne saurait réduire au seul sens de la vue. Une sorte de noyau d’impressions, composé d’odeurs, d’éléments, de sensations divers, de bruits et de mots, de couleurs et de formes. Une {empreinte} affective et sensitive, tout à fait différenciée. Je ne suis pas seul à avoir grandi sur ces plateaux appalachiens, et pourtant le paysage dont je parle me demeure radicalement propre. Hantise des coulées, désolation de la platitude, force apaisante des arbres : je ne crois pas tous ces rapports partagés terme à terme par qui que ce soit. Il y a eu rencontre entre une individualité et un dehors, dans une épaisseur changeante de temps, à un âge où on ne s’est pas encore séparé du monde. De là vient peut-être que ces paysages restent imprégnés si durablement. On dit qu’en Chine ancienne, pour dessiner un arbre, le peintre s’assoyait d’abord devant l’arbre et restait là deux semaines ou deux mois, jusqu’à {devenir} l’arbre. De même, enfant, on ne regardait pas le monde; on l’était. On était arbre. On était rivière. On était coulée et on était montagne. On était saison.


C’est pour retrouver cet état de non-séparation, peut-être, que l’on poétise ou que l’on prose. D’où que l’on n’écrive jamais {des paysages}, encore moins {sur} des paysages. On repose sa main dans l’empreinte, on en palpe les contours. Le paysage n’est pas donné, comme on le croit souvent, et qu’il suffirait de le décrire. Ce noyau dans lequel on replonge, sa densité est telle que tout s’y trouve mélangé, accumulé. L’image de l’univers à son amont s’impose : une coquille de noix extrêmement dense, chaotique, non séparée (quantique), mais contenant en germe toutes les potentialités d’une construction de monde.


Ce n’est sans doute pas qu’une métaphore. J’ai l’intuition que le paysage d’enfance contient cette densité. Une charge affective énorme se concentrant, pour ma part, dans les mots « plateaux », « coulées », « rivières », « forêt », « villages », « chemins », « Timberjack », « dix-huit roues », etc. Dans les noms propres aussi : « Patapédia », « L’Ascension », « Pin rouge », « Chainy Rock »... La notion d’« origine » n’est pas forcément la plus adéquate pour parler de cela : je préfère l’image d’un temps condensé, sans début ni fin (univers « sans bords », dit la théorie de Stephen Hawking). Avec [{Relief}->http://www.mahigan.ca/spip.php?article104], premier texte auquel je me sois attelé sérieusement, je descendais dans ce noyau. Je rejoignais d’emblée le centre, je commençais par le milieu. Il s’agissait d’installer de la construction dans le chaos, en tirant les linéaments du paysage. Lignes spatiales et temporelles, indifféremment : noms, lieux, points cardinaux, verticales, horizontales, saisons, fondation et ruine (simultanées). Puis, en d’autres textes, exploser ce noyau. Les territoires plus vastes, les villes, les voyages, l’idée de la planète : autant d’expansions d’une même densité, appelée paysage d’enfance. Ou parfois, au contraire, revenir au noyau, une fois encore – y reprendre repère et tirer une nouvelle ligne, un autre chemin. Le temps de la création n’est pas cumulatif.


Le rapport dense/espacé recoupe pour moi le rapport poésie/prose. Le mot allemand [{Dichtung}->http://robert.bvdep.com/public/vep/Pages_HTML/DICHTUNG.HTM], difficile à traduire, mais proche des mots français « langue » et « poésie », s’apparente fortuitement à l’adjectif « dicht », qui signifie « dense », « resserré », « touffu ». La poésie se signale comme un usage de la langue en densité. La prose, à l’inverse, comme une fabrique de la continuité (pour reprendre le titre de l’essai de Jean-Paul Goux, {La fabrique du continu}). Il est grand temps de casser, dans la pensée, le discours et l’édition, la séparation générique de la poésie et de la prose (le « genre », cette vieille lune), cassure ancienne déjà, dans la pratique. La différence poésie/prose m’apparaît davantage comme une question de {degré} de densité, et à ce titre, elle se révèle parfois indiscernable. Ne m’importe pas qu’un livre soit « classé » prose ou poésie, ou même que l’on définisse son « hybridité » (ce qui n’est jamais qu’une forme plus élaborée de catégorisation). M’importe comment travaille, parfois à l’intérieur d’un même texte, voire d’une même phrase, le rapport entre densité poétique et continuité prosaïque. Oui, {Relief} est un texte à forte teneur poétique, et il a été lu comme tel, bien que s’y dessine aussi des départs de prose (trajets et histoire). Je ne crois pas que ce soit un hasard – une décision, encore moins – que le paysage d’enfance ait exigé une forme poétique, alors que les paysages exogènes requièrent plus souvent des proses expansives. Il y a, comme on dirait dans le langage commun, une {poésie du paysage d’enfance}. En revanche, les villes, les routes, les autoroutes, le présent n’apparaissent-ils pas comme plus {prosaïques}, je dirais presque banaux? Schématisme qu’il convient, aussitôt présenté, d’éclater : dans le modèle théorique d’un univers en expansion, le dense, l’ancien, peut être actualisé en tout endroit de l’espace-temps, par grossissement. Pas de linéarité ni de binarité, donc, mais une structure complexe et explosée, où le poétique se loge en creux dans le prosaïque, comme le passé dans le présent.


Il y a, dans la {matière} de ce paysage en expansion, quelque chose qui tient de l’idiosyncrasie. Pour d’autres, le paysage d’enfance sera urbain, mais les ruelles ou le béton ne recueilleront-ils pas pour eux, comme pour moi les villages désolés et les coupes à blanc, une charge poétique ramassée, grande et extensible? Je vois ce procès à l’oeuvre chez des auteurs que je pratique. À matière chaque fois différente, unique, le mouvement reste le même.


Chez François Bon par exemple, l'extrêmement dense semble atteint dans des textes comme {Temps machine} et {Mécanique}, et plus particulièrement dans le texte « Maison Bon » de Temps machine, où l’on remonte à un noyau ancien de sensations, d’odeurs et d’affects associé à un espace double et imbriqué : « la maison du grand-père imbriquée en quarante ans de patience sur son garage »[[François Bon, {Temps machine}, Lagrasse, Verdier, 1993, p. 65.]]. Ces textes, plus proches d'une {diction} que d'une fiction, comptent parmi les plus poétiques de Bon, à tel point qu’ils se rapprochent du chant. De cette configuration intriquée, appelée dans le texte « ordonnance symbolique », on passera, par explosion, à des paysages de plus grande ampleur (je ne parle pas en termes de chronologie) : les usines ({Sortie d’usine}), les paysages étendus ({Paysage fer}), les villes ({Décor ciment}), le planétaire ({Tumulte})... Mais c’est sans doute toujours la même poésie, toujours le même noyau qui travaille du fond de la langue, même dans les textes prosaïques qui interrogent le présent immédiat.


Je vois le même mouvement, en amont, chez Henri Michaux. Chez lui, la matière première du paysage, c'est le {mental}, ce que donne à voir un texte comme « Mes propriété », qui présente le propre sous la forme d'un paysage aride. Matière non moins réelle que la matière du dehors, le mental, grossi au microscope poétique, se ramasse en multiples dimensions atomiques (des « atomes d'être », écrit Michaux) ou pliées ({La vie dans les plis}). Et c’est de l’intérieur, par involution, que l’univers de Michaux prendra de l’expansion, dégageant mentalement des pays, des espaces infinis ({L’espace du dedans}, {Lointain intérieur}). Univers résolument explosé – non pas implosé comme un Big Crunch, mais explosé du dedans –, qui s’est toujours refusé à une cohérence {a priori}. Même les textes du « dehors », les textes de voyage comme {Ecuador} ou {Un barbare en Asie}, Michaux les façonne dans la même pâte. Il se reproche, dans la préface de 1967 d’Un barbare en Asie, de n’avoir pas vu venir l’occidentalisation de l’Orient. Mais c’est parce que cette prose ne vient pas du dehors, mais du dedans. En cherchant ce qui ferait de l’Asie un « autre monde », il pose l'Orient comme une extension du mental, du pays intérieur, perçu anciennement ou densément comme une alternative au dehors et à son insuffisance.


Si le mot « pays » signifie le proche ou le propre, on n’a d’autre moyen, pour créer, que de partir de cet agencement minimal et intriqué, que l’on n’a pas choisi, et de l'étendre. Ce que l’on appelle les pays étrangers, les paysages de villes et de voyages, ou le planétaire, tout cela n’est jamais que l’explosion et le façonnement, sous la pression du dehors, de ce noyau de matière poétique et différencié. Paysage que recèle sûrement chaque enfance, chaque individualité, avant qu'elle ne se rétracte devant le monde extérieur et collectif. Et c'est désolation vraiment que tous ces univers rétractés, incréés.

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