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Photo du rédacteurMahigan Lepage

Pour celle qui était à bout

Charge contre les murs de ces prisons que vous appelez écoles


{Je n'en peux plus, Maman}, qu'elle avait souvent dit. [Sa mère après l'a répété, répété aux journalistes->http://www.radio-canada.ca/audio-video/pop.shtml#urlMedia=http://www.radio-canada.ca/Medianet/2011/CBFT/2011-11-30_18_00_00_tj18h_1891_06_500.xml], plusieurs fois, courageusement, si courageusement, qu'on se demande comment elle pouvait retenir ses larmes, pendant que nous on pleurait à l'écouter dire courageusement, si courageusement, que sa fille était à bout, était au bout, à l'extrémité de ce qu'elle pouvait supporter.


Mais qu'est-ce qu'elle y pouvait, elle, sa mère? Elle lui disait {Reste à la maison}. Elle ne voulait pas la voir retourner là-bas, là où quotidiennement elle souffrait. Elle lui disait {Reste aujourd'hui}, aujourd'hui seulement, demain on verra. Mais l'école qui appelait, dénonçait l'absence, disait {On va appeler la DPJ si votre fille ne vient pas à l'école.} La DPJ, la Protection de la jeunesse, rien de moins. Horreur de ces acronymes lancés, de ces paroles formatées, de cette froideur de formulaire. Ils ne le savaient pas, à l'école, peut-être, que la petite était quotidiennement torturée? Voilà où les avaient conduits leur conformisme, leur abdication : à prononcer des phrases comme celles-là, {On va appeler la DPJ}, rajoutant une menace, une violence, sur le paquet de menaces et de violences que déjà elles subissaient, la fille, et la mère par ricochet.


D'avoir déménagé, de venir d'ailleurs : c'était sans doute suffisant pour que d'autres de l'école prennent sur elle avantage. Ils font peur, ceux qui sont d'ailleurs. Et en plus ce sont des proies faciles : leurs racines sont peu profondes, un vent suffit à les souffler. Et il y a la fragilité, l'incertitude des premiers jours, des premiers mois d'école. On est faible, et cette faiblesse aiguise des autres les crocs.


Les écoles sont prisons. C'est si évident, et si triste. Prison, parce qu'on n'y va pas de son gré. Parce que si on n'y va pas, les parents, ou sinon même la {DPJ}, vous forceront à y aller. On s'est tellement déshabitués de la liberté qu'on ne voit même plus que ce sont des prisons. Des grilles pourtant ceinturent les cours, les bâtiments. Et les lois sont autres à l'intérieur de ces grilles. Quand, dans le monde des adultes, aussi violent, mais plus sournois, vous a-t-on dit des phrases comme {Je vais te casser la gueule}, ou {Toi t'es morte}, ou {Crisse de salope}, ou n'importe quoi du genre? Ce serait assez pour déposer une plainte pour menace de mort à la police. Mais à l'école, on les tolère, ces phrases. Il y a tant d'enfants, il se dit tant de choses : comment on pourrait prendre tout ça au sérieux? C'est une prison, je dis. Et la cafétéria ressemble à une cafétéria de prison. Et la cour ressemble à une cour de prison. Et la brutalité est une brutalité de prison. Et les hiérarchies sont des hiérarchies de prison.


Ce qu'on refuse de voir : que ces univers sont des projections de notre propre violence, inassumée. On a créé ces prisons, par nos pensées, nos paroles, nos gestes. Hypocrisie de qui s'en distancie comme d'univers à lui extérieurs. Hypocrisie de qui dit {Le monde est dur, il faut bien qu'ils l'apprennent jeunes}. Hypocrisie de qui dit {Il ne faut pas qu'ils grandissent dans la ouate.} Haine de qui dit {Si tu n'es pas heureux c'est ton problème, à moi le monde convient.}


Fille qu'on a trempée dans la violence, des mois, des années durant, jusqu'à ce qu'elle craque de partout. Alors les pleurs le soir. Les mots jetés dans le journal intime, de plus en plus aigus. Les plaintes à la mère, qui n'y peut mais. Puis l'effondrement, l'envie de dormir tout le temps. L'envie de la mort, laquelle paraît tellement plus douce : à cela on reconnaît la souffrance extrême.


Mais la mère pousse sa fille à l'école, jour après jour, avec le coeur gros. En sachant qu'au soir ce ne sera plus qu'un petit amas d'éclats à ramasser à la cuiller. Les autres, les filles qui la torturent, toute la journée durant : pauvres vies sans substance, à pleurer, ne sont rien hors des rires qu'elles déclenchent, hors de la joute sociale, impitoyable. Et celle en particulier qui était son plus cruel et constant bourreau : rien à sauver de cette peau-là, qui doit tomber, va tomber, et en-dessous peut-être sera un autre être, qui lui aura substance.


Des semaines, des mois qu'elle avait déjà atteint le bout, l'extrémité de ce qu'elle pouvait supporter. Elle était donc {au-delà}, de longtemps au-delà, dans ces régions intérieures qui sont terres invivables. Alors pourquoi ce soir-là plutôt qu'un autre? Cette fois elle a eu le courage. Et de penser soudain cela possible, qu'elle allait le faire, s'enlever soi-même la vie, un surcroît de courage lui est venu, pour le faire. Elle a écrit cette lettre, qui permettrait à sa mère de continuer : {Ce n'est pas ta faute}, qu'elle disait, {Tu es la meilleure, Maman}. Et puis elle l'a fait.


Gâchis, colère. Se tuer pour ces prisons. Il aurait fallu l'en sortir. Rage, qu'on ne l'en ait sortie à temps. Rage, contre les emprisonneurs d'enfants.


Maintenant on s'en émeut, sur toutes les tribunes : méfiance. Il fallait donc qu'il y ait suicide? Et vos phrases, {Il faut bien que les enfants apprennent la rudesse du monde} etc., et votre propre violence, et votre propre brutalité : qu'en faites-vous? Et vos lois rigides, vos formulaires, votre inhumanité : que faites-vous de cela? Et vos justifications, {Ce n'est pas notre faute, Il y a trop d'élèves, On n'a pas le temps de s'occuper des enfants}, de vos justifications, que faites-vous?


Ce qui nous dérange, c'est le suicide, c'est la mort : mais la vie, mais ce monde?

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