Relais d'étape
De si on est fait pour la vie d'aventurier, et sinon pour quoi
Après quatre mois et demi de voyage en Asie du Sud-Est, le temps est venu de s'arrêter un moment et de se demander quel chemin prendre pour la suite.
Réflexion qui aurait pu venir avant ou après : ce n'est pas le temps sec du réel - ces {quatre mois et demi} - qui détermine la nécessité de l'arrêt, mais les cheminements et obstacles intérieurs et extérieurs, relevant d'un temps non mesurable. L'excitation première de l'ailleurs s'est amenuisée, plus particulièrement en Thaïlande, pays auquel je me suis habitué. J'avais grand besoin de repos : j'ai pris ce repos, dans les premiers mois d'été de mon séjour. J'avais grand besoin de voyages : j'ai fait des voyages, en Birmanie, dans le Sud de la Thaïlande, puis au Laos-Vietnam-Cambodge.
Je l'ai dit ailleurs : pour moi, le voyage, c'est la fiction à l'épreuve du réel. On a des idées sur soi-même, sur le monde, et de partir permet de les éprouver. Jusqu'à ce qu'elles se brisent. Toute idée est faite pour être brisée. Mais on ne peut les briser en {pensant}, parce que la pensée est l'outil même de l'idée. Il faut faire. Aller. Créer.
Dans le misérable paquet d'idées qui fait qui je suis (ce que chacun est), il y en a une que j'appelle {l'idée aventurière}, laquelle vient, comme toute idée, avec une image : {l'image de moi-même en aventurier}. Cette idée est chez moi très ancienne. Je peux en retracer l'enracinement jusqu'à l'adolescence au moins. Il me fallait mettre cette idée à l'épreuve, l'envoyer se fracasser contre le réel. Michaux : "Va jusqu’au bout de tes erreurs, au moins de quelques-unes, de façon à en bien pouvoir observer le type. Sinon, t’arrêtant à mi-chemin, tu iras toujours aveuglément reprenant le même genre d’erreurs, de bout en bout de ta vie, ce que certains appelleront ta "destinée"."
Je ne suis peut-être pas encore allé au bout. Je n'irai peut-être jamais au bout de l'idée aventurière, faute de courage. Mais je crois être allé loin, et la route ne s'arrêtera peut-être pas là. En tout cas, je me suis pris le réel dans la figure quelques fois déjà.
Réel? Ce que c'est, ce que c'est {vraiment}, voyager. Ça ne se dit presque pas. Il faudrait du langage en excès, il faudrait du récit (ça viendra, ça reviendra). Solitude. Maladie. Chaque fois, pour moi, en voyage, il y a eu solitude et il y a eu maladie (voir déjà le [Népal->http://www.publie.net/fr/ebook/9782814501515/carnet-du-nepal]). C'est-à-dire : épreuve intérieure et épreuve extérieure, pratiquement indifférenciées. Quand on est malade (extériorité, corps), on se sent très seul, parce qu'il faut assumer par soi-même l'expérience, elle n'est pas transférable. La solitude, à l'inverse, est comme une sorte de maladie intérieure qui se répercute au-dehors, dans la fébrilité du corps, l'angoisse qui immobilise, ou au mieux : l'involution du chemin vers le dedans, la création...
Une amie, avant que je parte en Asie, m'a dit que j'avais un rapport frictionnel au monde. C'était son mot exact, {frictionnel}. J'assume cette friction. Je ne crois pas qu'elle épargne personne. La seule différence : d'accepter ou non d'en porter le poids (ce que veut dire "assumer"), et savoir ce qu'on gagne à le faire. Je n'ai pas moins de plaisir qu'un autre en voyage, seulement, ce plaisir ne va pas loin.
J'ai attrapé la dengue pendant ma boucle d'un mois Laos-Vietnam-Cambodge. Je suis parti de Chiang Mai (Nord Thaïlande) fin septembre, revenu fin octobre par le sud complètement épuisé. Les premiers symptômes se sont déclarés à Saigon. Mais comme, quand je suis arrivé dans la ville, je me suis pris une averse de mousson et j'ai marché nus pieds dans les rues inondées, je croyais que j'avais simplement attrapé la crève. Fièvre, maux de dos insupportables. Ce sont, une fois à Siem Reap (Cambodge) quelques jours plus tard, un début de nausée et de démangeaisons cutanées qui m'ont convaincu d'aller voir un médecin. Test positif, j'ai été hospitalisé deux jours, ensuite j'ai pris le bus jusqu'à Bangkok, puis Chiang Mai retour.
La dengue m'a {terrassé}, c'est le mot. Une semaine avec cela dans le sang, mais combien de temps après pour m'en remettre et retrouver la santé... (Encore aujourd'hui forme précaire.) Je ne dis pas cela pour me plaindre, mais parce que ça participe du bris de l'idée aventurière, de l'image de moi-même en aventurier. Il faut bien que je me rende à l'évidence : je n'ai pas la santé de fer d'un backpacker endurci. Voilà ce que veut dire, concrètement, mettre l'idée à l'épreuve du réel. Il est facile de s'imaginer que l'on peut tout faire, quand on ne l'a pas encore fait... Je vais continuer à voyager, je ne m'en crois pas guéri (Don Quichotte guérit tout juste avant de mourir). Mais l'aventure à la dure, et prolongée, ce n'est pas pour moi. Je suis un homme du dedans. Je laisse cela aux hommes du dehors.
J'insiste : je vais continuer à voyager, parce que cela m'anime. Y compris dans des pays moins confortables et relativement risqués (j'ai toujours l'Inde dans ma mire). Ce que le réel m'a révélé seulement : que je n'en ferai pas une existence. On rira peut-être, mais quand je suis parti de Montréal, je n'excluais pas la possibilité de faire de l'aventure ma vie même, pour très très longtemps. C'est pour cela que j'ai vendu toutes mes affaires ou presque. Pour cela aussi que plus tard j'ai démarré la [Machine ronde->http://machineronde.net/] : je me disais que je pourrais peut-être devenir {travel blogger}, en appui à des carnets de voyage que j'aurais envoyé à des journaux, des mensuels, etc. J'essayais, j'éprouvais, le plus loin possible : si cette existence se pouvait totale.
J'ai toujours eu une petite santé. Jeune enfant, j'ai fait asthme, bronchites, pneumonie, si bien que mes parents devaient toujours me couvrir de lainages. Aujourd'hui c'est autre chose, mais la précarité est même. Je commence seulement à assumer cette petite santé. Lire Deleuze ne nuit pas. Qu'est-ce qui est premier, le reploiement au dedans, ou l'étiolement du dehors? Je n'ai pas la réponse. C'est ainsi.
J'ai laissé la moitié de mon genou gauche dans [l'Himalaya->http://www.publie.net/fr/ebook/9782814501515/carnet-du-nepal], je ne peux plus faire de treks longs en terrain montagneux. J'attrape des saloperies facilement. Je suis frileux et fragile. Pas tellement le bulletin de santé d'un aventurier au long cours! Et puis, il y a que le dehors ne me suffit pas. J'ai rencontré des backpackers dont le seul intérêt était le plaisir, l'aventure, l'adrénaline - les {activités} que du matin au soir ils pratiquaient. À moi, cela ne suffit pas. Après plusieurs jours de social, de conversations, d'observation, de marche - d'extériorité -, j'ai besoin d'apnées de lecture, d'écriture, ou juste d'intuition. Je me perdrais, à être dehors tout le temps. J'ai besoin souvent de me reployer au dedans.
Un rappel, donc. Ce n'est pas la première fois. La constante : l'évidence maintenant, de plus en plus, que je ne peux pas, ne dois pas m'éloigner de la création. Ma place est là, dans le cri intérieur. Bien sûr, je vais continuer d'aller au-dehors, je vais encore voyager, je vais encore parler, partager, mettre en commun. Mais impossible pour moi de tout investir dans le dehors, jamais. Je dois me ménager un grand espace intérieur, le déployer et l'agrandir. Voilà ce qui m'est permis, dans les limites et l'insuffisance du dehors et du corps.
Pas question de rentrer pour l'instant. Pas question d'arrêter de voyager. Mais je ne peux plus m'imaginer voyager hors littérature. Plus m'imaginer que le dehors suffirait. Il n'a jamais suffi. Voyager désormais en prévoyant des bulles de temps et d'espace où dilater la voix intérieure; ne pas remplir toutes les journées avec des affairements de backpackers -- transport, bouffe, conversations et puis du dedans il ne reste plus rien.
D'où la décision, aussi, de rapatrier le projet [Machine ronde->http://machineronde.net/] ici même, sur ma plateforme principale (d'ici quelques semaines). J'ai cru pouvoir me séparer de la littérature et de la création, tenir un blog de voyage "normal", mais non, impossible, ce n'est pas moi. C'est la littérature que je veux creuser. La "description" du dehors doit aussi pouvoir se raccrocher aux pays intérieurs, y être liée étroitement.
Et décision connexe : celle de tout investir dans la création cette année. J'ai la chance d'économies et d'une bourse d'écriture. J'ai des projets, certains avancés, d'autres commencés, d'autres embryonnaires. J'ai du temps, et puis l'éloignement, qui permet de conserver cette {solitude essentielle} sans laquelle on n'écrit pas. J'irai au bout de ce chemin-là aussi, quitte à y rencontrer un mur. Mais si j'y trouvais au contraire l'illimité?
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