Relire Jules Verne | l'illusion imprégnée du voyage
Empreinte du premier livre lu
<quote><small> "Il ne voyageait pas, il décrivait une circonférence."
{Le tour du monde en quatre-vingt jours}</small></quote>
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Les lectures, les lectures précoces tout particulièrement, nous imprègnent. Imprégnation : "pénétrer complètement et de manière diffuse à l'intérieur d'un corps" (TLF).
Les phrases de Jules Verne, je les porte en moi depuis l'âge de 12 ou 13 ans, quand j'ai eu la chance de ce cadeau (de Noël ou d'anniversaire, probablement), donné par je ne sais plus qui. C'était {Le tour du monde en quatre-vingt jours}, premier livre que j'aie véritablement {lu}. C'était un livre grand format, presque aussi grand qu'une BD, mais pas allégé ni coupé : j'ai pu vérifier en relisant, c'était l'intégral.
Relire, c'est ce que je viens de faire, sur une plage isolée de Thaïlande, Bottle Beach sur Ko Phangan. 10 jours là-bas, j'ai (re)lu trois Verne : {Le tour du monde en quatre-vingt jours} et {20,000 lieues sous les mers} et {La maison à vapeur}. J'avais lu les deux premiers seulement, jeune adolescent. Après {Le tour du monde}, j'avais demandé d'autres Verne à mon père, je me rappelle. Il m'en avait acheté deux ou trois. J'ai commencé {20,000 lieues}, puis je l'ai abandonné. Beaucoup plus difficile que {Le tour du monde}, celui-là est truffé de mots compliqués appartenant à l'encyclopédie naturaliste. Ça s'opacifiait, je ne comprenais plus, c'était trop d'effort. Je me suis lassé. Ça a été fini pour les livres, jusqu'à ce que j'y revienne vers 17-18 ans.
Reste l'empreinte du premier livre lu, {Le tour du monde en quatre-vingt jours.} Parce qu'on se souvient étrangement des phrases. Pas un par-coeur d'automate, mais la disposition, l'ordre, le cheminement du texte, ses échos. Une phrase que je n'ai jamais oubliée, à laquelle j'ai souvent repensé ces vingt dernières années, je l'ai retrouvée la semaine dernière, intacte : "Il ne se permettait aucun geste superflu." Qu'est-ce qui fait que cette phrase précisément est entrée et restée en moi? Je ne sais pas. L'ironie, c'est que, si Phileas Fogg ne se permettait aucun geste superflu, cette phrase en elle-même paraît au contraire... superflue! J'avais au moins compris que les livres présentent des manières d'être, et cette manière-là, flegmatique, je la trouvais admirable, je l'aurais voulue pour moi. Pour Verne, il s'agit d'un tempérament typiquement anglais, bien sûr. Pour moi, aujourd'hui, c'est en Asie que je retrouve ces manières, cette maîtrise de soi et son importance ("Celui qui ne se domine pas est dominé", disait Nietzsche).
J'ai donc relu le livre de Verne comme on referait le tour du monde. Tout m'était familier, même ce que je n'avais pas compris à la première lecture. Les bateaux et les trains que l'on doit attraper. Le {gentlemen club} à Londres. Les écarts de Passe-Partout. Etc. L'épisode à dos d'éléphant m'avait particulièrement impressionné, malgré les questions que faisaient naître les noms d'ethnie et de religion, que je ne connaissais pas. Relisant Verne, je le suivais à la trace, remarchant dans les empreintes que le livre avait imprimées en moi. Plus de temps : c'était le même chemin.
C'est un texte qui va vite, trop vite (lisant de pareils textes, on pense toujours à la théorie du cinéma de Gilles Deleuze : ce sont des textes sensori-moteurs). Alors que {Vingt mille lieues sous les mers} s'arrête souvent, pour contempler les poissons et les coraux, etc., {Le tour du monde en quatre-vingt jours} n'a pas le temps d'arrêter. Au bout du compte, on a comme le sentiment d'une insuffisance, mais c'est ce qui fait pourtant la force du livre, sa célérité, sa motricité, son prosaïsme radicaux.
Verne a compté pour beaucoup dans la construction idéale que je m'étais faite du monde. Il entretient l'illusion, Verne. D'autant plus qu'il l'a partage sans aucun doute, pour avoir peu voyagé. Dans ses livres, il y a de la différence, de la découverte, de l'ailleurs. Il explore, il investit, il conquiert tous les espaces non explorés, les {terra incognita} : pôles, fonds sous-marins, pays lointains, lune...
On est enfant, adolescent, et on lit Verne. Et puis on voit plein de films qui entretiennent la même illusion de l'ailleurs. Et alors on y {croit}. On croit que l'ailleurs existe, que l'extraordinaire s'y cache. On croit que l'exploration est encore possible sur la surface du globe. Que l'Inde est un pays absolument inouï. Puis, à la fin de l'adolescence, à l'âge adulte, on part comme Don Quichotte, et on voyage. Et à ce moment-là, la fiction se brise au réel. Les Verne ont été, entre autres fictions, mes romans de chevalerie à moi. Et pas les moins forts, il s'en faut. Il appelle son oeuvre {Voyages extraordinaires}, et c'est si réussi que nous, pris à l'illusion, on croit que cet extraordinaire vient du monde lui-même, alors qu'en fait, il n'a pas d'existence hors du livre...
Son obsession, à Verne, c'est la mesure. "Il ne voyageait pas, il décrivait une circonférence." Ce qu'il dit ici de Fogg, c'est lui-même, en écriture, qui l'incarne. Ses titres le disent déjà : 20,000 lieues, 80 jours, cinq semaines (en ballon)... Toujours la mesure. On mesure la profondeur des mers, l'altitude des montagnes, la longueur de poissons, etc. Signe que c'est dans la tête de ce voyageur immobile que ça se passe, dans l'abstraction, la cartographie et les mathématiques. C'est une carte mentale qu'il a dessinée, et une carte est faite de mesures. D'ailleurs, les voyageurs de Verne, souvent, n'aiment pas voyager! Ainsi des trois voyageurs du {Tour du monde} : aucun ne voyage pour le plaisir ou pour la découverte. Fogg voyage parce qu'il a fait un pari, et il ne s'intéresse pas le moins du monde aux pays étrangers. Passe-Partout, qui aurait voulu rester à Londres, suit son maître contre son gré. Et Fix, le policier, trace Fogg parce que c'est son devoir. Autre exemple dans {La maison à vapeur}. Parce qu'on ne veut pas vraiment voyager, mais seulement {voir} le pays, comme on verrait les images abstraites d'une photographie ou d'un film, on invente d'apporter sa maison avec soi. Anticipation du Winnebago (!), la maison à vapeur de Verne inverse le rapport mobilité/immobilité de la terre et du voyageur : désormais, le voyageur est comme immobile, et c'est le monde qui bouge et change à travers les fenêtres.
On s'étonne et on rit des "gentlemen club" de Verne. C'est toujours des groupes de vieux garçons qui voyagent ensemble... Et souvent des Anglais, dits "squares", des rationnels, des ingénieurs, etc. En fait, toute la sensualité s'en trouve transférée à la Terre, qui apparaît un peu comme un femme dont on mesure les courbes. Verne aime l'abstraction, mais une abstraction sensuelle : il préfère la ligne courbe à la ligne droite. Trait d'époque, bien sûr, cela passe encore, dans sa parole, par l'opposition Français/Anglais (Passe-Partout/Fogg, etc.) :
<quote><small> Deux heures suffisaient à visiter cette ville absolument américaine et, comme telle, bâtie sur le patron de toutes les villes de l'Union, vastes échiquiers à longues lignes froides, avec la "tristesse lugubre des angles droits", suivant l'expression de Victor Hugo. Le fondateur de la Cité des Saints ne pouvait échapper à ce besoin de symétrie qui distingue les Anglo-Saxons. Dans ce singulier pays, où les hommes ne sont certainement pas à la hauteur des institutions, tout se fait "carrément", les villes, les maisons et les sottises.</small></quote>
Verne en revanche, pour obsédé qu'il soit par la mesure, applique celle-ci à ce qui déborde du connu et du carré. Il retourne fictionnellement en Inde, où l'esprit cartésien achoppe. Il décrit les êtres marins aux formes les plus étranges, qui défient la ligne droite. Et puis, généralement, ses trajectoires narrative vont en cercle : tour du monde, épousant la courbe de la terre, dans {Le tour du monde en quatre-vingt jours} ou {20,000 lieues sous les mers}, boucle dans {La maison à vapeur}, etc. Le plus important d'un livre, disait Proust, c'est souvent ce qu'on n'a pas prémédité d'y mettre. Sous les grilles de décomptes et de mesures de Verne, on retient bien plus sa {fascination du vivant}. On mesure parce qu'on ne peut mieux dire, représenter ou faire voir ce qui tant résiste au dire, à la représentation, au visible.
On a relu {Le tour du monde} comme on retournerait sur un chemin emprunté dans la jeune adolescence, un chemin bordé de paysages marquants. Pour se rendre compte qu'on n'est toujours pas guéri de l'illusion des {Voyages extraordinaires}. Encore, on voyage, malgré toutes les déceptions. La Chine et l'Inde bientôt, et on ne peut s'empêcher de s'illusionner encore un peu, de croire que là-bas, enfin, ce sera différent. Guérit-on jamais de ses lectures de jeunesse. Mais il y a que de ce mal on jouit...
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