Retour à Vancouver
Colombie-Britannique, en réel et en récit
<quote><small>Ça venait avec le prix [Émile-Nelligan->http://www.fondation-nelligan.org/comm2012-06-11.html], reçu le 11 juin dernier, deux jours seulement avant de partir en Asie. Une "tournée" hors du Québec, dite "de promotion" et payée par l'[Association international des études québécoises->http://www.aieq.qc.ca/]. Sauf que j'allais être en Asie précisément, alors je ne croyais pas que ce serait jouable. Mais voilà : on m'invite en Colombie-Britannique, et on accepte de me faire venir {et surtout} de me renvoyer en Thaïlande. J'accepte, d'autant plus que ce n'est pas tant de la promotion de que l'intervention. Pas de salon ou de marché : il s'agit surtout d'aller parler à des jeunes dans des universités (U. Simon-Fraser, U. of Victoria et U. of the Fraser Valley). Anglophones ayant appris le français, auxquels on donne des cours de littératures québécoise et française. Et puis, une lecture-performance dans une galerie; j'essaierai de faire photos et billet de tout ça. J'accepte aussi parce que Vancouver et Victoria sont un peu la porte de l'Asie (porte franchie surtout dans le sens Orient-Occident). Je ne me sentirais pas forcément prêt à revenir au Québec maintenant, j'aurais peur de n'être pas allé assez {loin}. Mais un saut de puce de 10 jours juste au bord du continent, au bord de l'Occident, ça me va.
L'Ouest est d'importance pour moi, voir [{Vers l'Ouest}->http://www.publie.net/fr/ebook/9782814502857/vers-l-ouest]. J'y suis retourné à l'été 2011, quatorze ans après mon voyage adolescent sur le pouce. Cette fois, je me suis rendu à Vancouver, une ville qui était demeurée en rêve pour moi. Ce retour a donné la moitié d'un long récit intitulé {Frondaison}, encore inédit et que j'ai gardé jalousement secret jusqu'à maintenant. En voici, à l'occasion de ce deuxième retour en Colombie-Britannique, un extrait. C'est du récit, c'est-à-dire de la voix : une ville reconstruite. Et d'ailleurs, la Vancouver que l'on a traversée dans le réel, on ne la nomme pas dans le récit, parce qu'elle n'est plus qu'en moi. C'est une abstraction, c'est la ville de l'Extrême-Ouest. Ç'aurait pu être San Francisco, qu'importe.
C'est cet extrait -- en version non coupée -- que j'ai l'intention de performer lors de la soirée-lecture à la galerie Petley-Jones de Vancouver le 12 mars prochain.</small></quote>
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[...] On est montés ensemble dans ce que là-bas ils appellent le {sky train}, le {train du ciel}. Où qu’on soit, où qu’on arrive, on n’atterrit pas dans une ville au moment où l’avion pose ses roues sur la piste de l’aéroport. Il y a toujours une séquence de flottement. On marche dans des couloirs, on traverse des salles suréclairées, puis on monte dans un train, un bus, un taxi, ou on descend dans le métro. Mais pendant tout ce temps on n’a pas encore atterri, toujours on flotte, et la ville est loin. Tout alors nous paraît familier, presque décevant, trop semblable au lieu qu’on a quitté. Ce glissement, ce flottement, l'aéroport et la ville d’Extrême-Ouest les rendaient plus sensibles encore, plus évidents, puisqu’aussitôt {descendu} de l’avion, si on peut appeler ça descendre, aussitôt {sorti} de l’avion disons, on montait dans le {sky train}, dans le {train du ciel}. Or, quand on y pense, tous les avions pourraient s’appeler des {trains du ciel}, ce sont véritablement des trains qui nous transportent dans le ciel. On passait donc simplement, là-bas, d’un {train du ciel} à un autre, de l’avion au train aérien, sans qu’à aucun moment, dans l’intervalle, on ait eu le sentiment d’avoir foulé le sol du territoire ou de la ville approchés. Toutes les {aérogares}, littéralement les {gares aériennes}, les gares des {trains du ciel}, toutes les aérogares sont comme des stations spatiales internationales, suspendues dans le réseau des trajets aériens, déconnectées des villes même qu’elles desservent. J’étais donc passé sans atterrir de l’avion au {sky train}. Et le {sky train} survolait maintenant les banlieues à la manière d'un avion à très basse altitude. On planait au-dessus des maisons et des commerces et des entrepôts écrasés au milieu des parkings vastes, on planait au-dessus des rues et des voitures et des autobus. Et surtout on volait au-dessus des feuillages, exactement comme dans l’avion on vole au-dessus des nuages, on volait au-dessus des feuillages. C’étaient des ramages luxuriants, verdissants, larges et bien portants. La ville semblait assoupie dans l’été, installée dans l’été, les explosions du printemps étaient bien passées, n’avaient peut-être jamais eu lieu. Le dehors affichait une santé, une complétude qui auraient pu faire croire qu’il n’y avait plus de place, ici, pour le dedans et pour la fronde. On se serait dit, par moments, dans une de ces villes états-uniennes de la côte Ouest qu’on n’a jamais vu que dans les films ou à la télé, le genre de ville aux rues larges, garnies d’arbres et de pelouses d’un vert éclatant. Cette ville-ci n’était pas aussi riche, pas aussi spacieuse, sans doute, mais elle affichait par ses arbres la même indécente {santé} que les villes de la côte Ouest états-unienne. On volait au-dessus de la ville et on voyait s’étendre à perte de vue des champs de feuillages vigoureux, éployés, confiants, percés çà et là de buildings de verre de haute stature. Des essences d’arbres massives, presque géantes, limite tropicales, s’épanouissaient dans le climat humide et tempéré de la côte Pacifique. De même ailleurs dans l’Ouest, dans les Rocheuses, dans les montagnes, c’était partout des forêts bien différentes de nos forêts d’Est. Les arbres portaient plus haut, plus fort, leurs verts s’y montraient plus profonds. Les forêts d’Est, la forêt laurentienne par exemple, sont plus fines, plus incertaines, plus {tremblantes}, et cela laisse davantage de place, peut-être, aux frondaisons intérieures. Dans l’Ouest, tout était renversé, {inside out}, comme on dit en anglais. Les explosions, les frondaisons, les idées étaient devenues pays, forêt, dehors où l’on pouvait marcher, cheminer. Si l’Est ressemblait par certains aspects à une sorte de {pépinière d'idées}, puisque là souvent elles naissaient, l’Ouest ressemblait à leur jardin, ou plutôt non, pas leur jardin, leur {forêt}, leur milieu de croissance, leur {habitat naturel}. Dans l’Est, on rêvait d’{aventure}, on rêvait de {nature}, on rêvait de {forêt}. Puis on faisait comme font tant de jeunes {Easterns}, tant de Québécois surtout, on prenait son sac à dos et on allait dans l’Ouest, en auto-stop, en autocar, ou en voiture. Et là-bas, on ne rêvait plus, on {vivait} ses idées, on les mettait à l’{épreuve du réel}. On les parlait, on les bougeait, on les extériorisait. Et c’est ce qui me permettait de croire que mon retour dans l’Ouest serait un voyage au pays des Idées. Cette ville, ce monde avaient été {plantés} sur le territoire extrême-occidental, sur la terre côtière, de la même façon que sont reboisées les coupes forestières dans les montagnes de la Colombie-Britannique. Chaque arbre, chaque maison, chaque building que je survolais à bord du {sky train} me paraissait avoir été {planté}, et cette ville n’être rien d’autre qu’une {forêt de plantation}, élevée selon l’idée que les hommes s’étaient faits de l’Ouest. On continuait à survoler la ville et les buildings de verre transparent allaient se rapprochant, jusqu’à se hérisser en rangs hauts et serrés dans la partie que l’on appelle le {centre-ville}. Le verre avait des tons vaguement émeraudes ou saumâtres qui rappelaient une certaine {idée de la mer}, une {impression chromatique de l’océan}. Dans les fenêtres latérales du {sky train}, les rues droites une à une s’alignaient, découvrant parfois au débouché une des montagnes hautes, aux sommets enneigés, qui ceinturaient la ville. Quand le train s’est immobilisé sur une plateforme surélevée, on est descendus, d’abord du train, puis de la plateforme, et ç’a été comme de descendre enfin d’avion, comme de percer le champ de feuillages, de nuages verts qui recouvrait la ville, pour retrouver l’échelle de la rue dans son regard et dans ses pas. C’est dans les premières secondes, premières minutes de déplacement dans une ville qu’on en reconnaît les différences sensorielles, après il est trop tard. Aux panneaux des rues, aux lampadaires, aux démarches des passants, aux façades des commerces, j’ai reconnu tout de suite certains signes de l’Ouest et de l’esprit anglo-saxon. On a pris un {trolleybus}, autre signe distinctif, et on a rejoint le quartier plus résidentiel où habitait l'ami chez qui j’allais loger. On a marché sur un de ces trottoirs séparés des rues par des bandes gazonnées jalonnées de troncs larges et écorceux. De marcher sous les futaies, c’était comme d’avancer sous des toits de verdure, les hautes branches s'élançaient des deux côtés de la rue pour aller se rejoindre et s’embrasser dans les hauteurs, formant au-dessus de nos têtes des couverts de rameaux. Mon ami logeait dans un minuscule studio en demi sous-sol. Il était prof contractuel dans une université campée au sommet d’une montagne peuplée d’arbres, on aurait dit une forêt au milieu de la ville. Il n’était pas si mal payé, mais le prix des loyers explosait, les appartements se raréfiaient, dans cette ville où se ruaient depuis des décennies et des siècles plein de gens venus de l’Est du Canada, des États-Unis, et aussi de la Chine, du Japon, des pays de l’autre côté du Pacifique, alors que le site géologique de la ville, en étau entre la mer et les montagnes, limitait l’étalement immobilier qui seul aurait pu faire augmenter l’offre et baisser les loyers. On logeait donc quasiment {dans le sol}, à l’intérieur de ce demi-sous-sol qui ressemblait à un terrier creusé sous les arbres et les édifices. J’avais déroulé mon matelas de sol et mon sac de couchage au pied du lit de mon copain, ça me convenait parfaitement, de toute façon j’étais équipé pour le camping. Je suis resté une semaine dans cette ville aux hautes futaies et aux hauts buildings de verre saumâtre. C’est donc ici où je regrettais de n’être pas parvenu à l’âge de dix-sept ans, lors de mon premier voyage dans l’Ouest? Ceci que j’imaginais être le {bout absolu} de l’{expérience aventurière}?
[...]
On appelait ce quartier {Downtown Eastside}, et c’était ironie que le mot {Est} vienne s’insinuer dans ce nom qui désignait à l’opposé une cassure d’{Extrême-Ouest}. Mais le {Côté est}, {Eastside}, n’était ici qu’indication très locale. Globalement, on était à l’Ouest, à l’{Extrême-Ouest}, et même, je dirais, à l’{extrême de l’Extrême-Ouest}. {Downtown Eastside}, c’était quelques rues sombres, des trottoirs crasseux et hantés. J’y ai marché un soir, en empruntant le trottoir large qu’encombrait le plus dense des {naufragés}. À mesure de mes pas surgissaient des gros plans de visages barbus, ravagés, montés sur des corps maigres, tendus de vêtements sales. Ce trottoir, c’était leur {habitat}. Ils l’avaient aménagé avec des cartons, des fauteuils, des matelas. Le sol recueillait les déchets que l’on produit aujourd’hui en masse, nous tous hommes, femmes, mais que les situations extrêmes, {vie dans la rue}, camps de réfugiés, etc., rendent visibles et gênants dans leur accumulation. Derrière les portes jalonnant le trottoir s'alignaient des endroits {pour eux}, pharmacies, soupes populaires, friperies, centres d’injection ou de désintox. Je marchais à travers ce peuple d’échoués, en leur pays de naufrage, et les corps penchaient, s’agitaient, s’accostaient de près, pour des confidences et des transactions furtives. Des paroles s’échangeaient, avec familiarité et rudesse, sans façons. {La vie dans la rue} était dure, plus dure encore, probablement, que {la vie dans le bois}. Ces {hommes des villes } ressemblaient aux {hommes des bois}, ils en avaient la barbe hirsute et la voix rauque, le visage marqué et le regard ahuri. Comme les {hommes des bois}, les {hommes des villes} avaient dû connaître des épreuves qui les avaient cassés. Comme eux, ils {consommaient}, mais des substances souvent plus dures que l’alcool, et des nourritures bien moins saines que les poissons levés dans les algues des lacs. La ville frappait plus durement encore que la forêt, peut-être. En tout cas, ces hommes et ces femmes se portaient à l’{extrémité}, on ne pouvait aller beaucoup plus loin dans le naufrage. La plupart n’avaient pas vu le jour ni grandi dans cette ville, sans doute. Ils venaient de l’Est ou du Sud, d’autres provinces ou d’autres états, d’autres pays. Le réel là-bas les avaient lâchés ou déçus, certainement, et ils avaient fui vers l’ouest ou le nord-ouest, {croyant}, parce qu’on leur en avait à leur insu inculqué l’idée, que dans l’Ouest la vie serait différente, qu’elle serait faite de {liberté} ou d’{aventure}. Ils {croyaient} que quelque part dans le réel serait possible la vie qu’ils s’étaient imaginée, une vie sans contraintes, sans entraves, sans {dépendances}. Car c’est tout le paradoxe du {toxicomane}, que d’être celui qui, de nous tous, tolère le moins les {dépendances}, je veux dire les dépendances au {réel}, au social, autant dire simplement le {réel}, puisque le réel est précisément {cela dont on dépend}, pour vivre, pour exister. Mais l’erreur de ce type d’homme, de ce type de femme, c’est de {dépendre} encore du réel pour s’en {libérer}, en prenant dans la {matière}, dans la {substance}, et {seulement là}, appui pour sa libération. Ce qui alors lui semble {tout intérieur}, son sentiment de légèreté, ses imaginations, son état de plénitude, tout cela qui est d’ailleurs bel et bien {intérieur}, prend cependant appui, par un certain côté, c’est-à-dire par la {substance}, sur l’{extérieur}, sur le {réel}, dont il dépend. D’avoir voulu fuir le réel en passant par le réel, voilà l'aberration qui avait conduit ces hommes et ces femmes à Downtown Eastside. Ils étaient allés jusqu’au bout de leur fuite, au bout de leur erreur. Pas seulement {au bout } géographiquement, mais aussi {au bout} sur le plan de l’expérience. Ils penchaient {au bout du continent} et {au bout de l’expérience}. Là, dans ce quartier au nom paradoxal, on pouvait observer ce qu’il reste des corps et des êtres quand tout ce qui n’est pas {réel} a été naufragé. Il ne restait plus rien ici de l’idée et du rêve et de l’espoir et de la croyance, faiblesses grâce auxquelles la plupart d’entre nous survivons. Ne restait ici que le réel et le béton et le corps, dans toute leur surdité, leur inflexible évidence. Ceux-là étaient vraiment allés {au bout} de leur erreur, à une extrémité dont on ne revient pas, ou sinon avec les plus grandes difficultés, à travers des désintox, des rééducations, et encore. Ils étaient acculés à la mort, acculés à demain, acculés à la fin. Ils avaient atteint {le bout} de l’expérience de l’Amérique, {le bout} de l’expérience de l’Occident. Ici, dans cette ville, finissait l’Amérique et finissait l’Occident. On ne pouvait pas aller plus loin. Si, on pouvait aller plus loin. Géographiquement, on pouvait aller plus loin. Il y avait des îles. Et même une très grande île, où s’élevait une ville importante de la Colombie-Britannique. La ville où je marchais, la ville côtière se présentait comme la {Métropole} de la Colombie-Britannique, tandis que l’on reconnaissait la ville insulaire comme la {Capitale} de la Colombie-Britannique. L’île de la Capitale était si vaste qu’elle dressait barrage à l’océan. J’avais été déçu, en visitant les plages de la ville côtière, de ne pas éprouver ici cette impression de force et de vastitude que seul l’océan, pas la mer, l’{Océan}, peut soulever en nous. Les vagues restaient modestes, l’horizon limité, et l’air n’avait pas l’ampleur, la fraîcheur et la salinité qu’il aurait dû avoir. Ni sur la Wreck Beach, ni sur les autres plages aux abords de la ville, je n’avais vu se réaliser l’{idée du Pacifique} que je couvais depuis mes dix-sept ans et même avant. De toute la planète, le Pacifique devait être l’océan le plus large, le plus fort. C’est lui qui sépare l’Orient de l’Occident. Lui, {le grand désert liquide du monde}. Avant d’y venir, je m’étais imaginé marchant dans la ville côtière. Je croyais que les buildings du centre-ville tombaient directement dans l’océan immense et venteux, aux vagues démesurées. Il n’en était rien. Cette idée-là s’était brisée comme les autres sur les berges de l’Extrême-Ouest. La ville défaisait jusqu’à sa propre image, son propre mythe. La géographie même se signalait comme leurre, dans toute sa relativité. L’{extrême} que l'on touchait ici, aucune carte ne l'indiquait. Il n'avait d'existence que dans les têtes, dans les corps et dans les constructions. J’irais plus loin, dans mon voyage, {sur le plan de la géographie}, mais {sur le plan de l’expérience}, on ne pouvait pas aller plus loin que Downtown Eastside. Au pays des idées, ce quartier marquait la limite extrême, l’ultime récif, où l’Idée même, dans toute son abstraction, son essence majuscule, où l'{idée de l'idée}, si on peut dire, s’échouait et coulait. [...]
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