S'échapper des campagnes | hommage à Fred
La BD comme passage vers le monde des lettres
Il n'y avait pas beaucoup de livres dans nos campagnes. Du moins, au temps où j'aurais été en âge de les lire. Les livres, c'était ma mère. Mais de 9 à 15 ans j'habitais seulement avec mon père, qui ne lisait pas, et ma belle-mère, qui lisait peu.
Il y a bien eu quelques Jules Verne. Je ne sais plus d'où ils tombaient, un cadeau je crois. Le tout premier {livre} que j'aie lu, c'est {Le tour du monde en 80 jours}. Je viens tout juste de le relire pour la première fois, 20 ans plus tard environ : mon corps se souvient des phrases et des chemins, même si à 12-13 ans je ne comprenais pas tout. Après, j'en ai lu deux ou trois autres. Puis à peu près rien, jusqu'à ce que je retourne vivre avec ma mère, où il y avait une bibliothèque.
Du coup, il a bien fallu en passer par d'autres biais. La bande dessinée, contrairement à ce qu'on dit aujourd'hui dans certains écoles et salons du livre, n'est pas de la littérature. Dire cela n'est rien lui enlever de sa force, mais cette force lui est propre, simplement, et celle de la littérature aussi, qui même quand elle s'entremêle à l'image, continue à tenir fondamentalement à la voix.
J'avais des BD, beaucoup : plusieurs boîtes héritées de ma famille paternelle. Toutes les BD que mon père et ses frères et soeurs avaient à la maison, ma grand-mère me les a léguées quand j'étais bien jeune (et moi, je les ai léguées à mon tour à mon neveu il y a peu de temps). Des BD de la génération précédente, donc, rien de neuf : des Astérix, des Tintin, etc.
Mais aussi : des {Philémon}. Pour moi, celles-là ont toujours été d'une classe à part. Parce qu'elles poussaient bien plus loin que l'aventure, parce qu'elles bousculaient complètement les conventions de l'art bédéesque, parce qu'elles se réfléchissaient elles-mêmes par des jeux sur la case, la page, le matériau d'expression. Parce que c'était de l'art, et tout autant du dessin que de la BD.
Jeune, je dessinais beaucoup. Il aurait été plus cohérent, sans doute, que j'aille vers les arts plastiques que vers (les arts dramatiques puis vers) la littérature. Les hasards et la nuit intérieure en ont décidé autrement.
BD n'est pas littérature, mais Fred se porte tout auprès. Je ne connaissais pas Defoe, même si je connaissais vaguement, comme tout le monde, le mythe de Robinson Crusoé. Évidemment, les voyages sur les lettres de l'océan Atlantique en sont une sorte de réécriture. Il y avait aussi des références aux {Milles et une nuits}, à bien d'autres livres encore. Je ne les voyais pas toutes, alors, mais Fred me faisait signe vers le langage, simplement, et ça devait me travailler peu ou prou. Le langage : les lettres de l'océan Atlantique. Façon de dire que les livres peuvent être univers alternatif où découvrir des merveilles.
L'identification à Philémon était facile. C'était un jeune homme ou un adolescent, comme moi. Grand et maigre, comme moi. Rêveur, comme moi. Vivant sur la ferme de son père, loin de tout, comme moi. Solitaire, voir esseulé, comme moi. Son père était un fermier un vrai, large et trapu, bourru, rationnel et incrédule, comme le mien. Est-ce qu'il y a de l'enfance de Fred, là-dedans, une origine d'artiste? Je ne sais pas. Je pensais peu à {qui} était derrière, quand je lisais Fred, comme si ces BD avaient une origine magique, ou venaient de moi-même, d'une certaine et indéfinissable façon.
M'échapper de ma campagne : voilà ce que j'aurais voulu. J'étais enferré dans les distances, et pas de moyen de transport pour aller dans les villages, les villes, les pays.
S'échapper, Philémon y arrivait. Grâce à des "passages" vers le monde des lettres. Ces passages qui étaient bien sûr, pour nous, les pages même des BD de Fred que l'on lisait. Alors tout un monde, qui rêvait à la littérature, s'ouvrait devant nos yeux, et au-dedans de la tête. Avec des merveilles, du non-rationnel, des associations inouïes, des mots faits matières (cratylisme de Fred). Et des voyages, et des chevauchées, et des navigations, et des vols planés, et, et, et... Ça bougeait, là-bas, tout à l'envers des campagnes stagnantes.
C'est plus tard, que j'ai su le {qui}. J'ai compris qu'il y avait un travail d'homme, derrière ces images, et que cet homme en avait sans doute besoin pour vivre. Il avait une moustache, se rapportait à ces quatre lettres, "Fred", qu'on lisait sur toutes les couvertures.
Il est mort il y a quelques jours. Hommage.
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<small> À lire aussi :
["À mains nues (hommage à Fred)->http://mahigan.ca/spip.php?article63]", de la série "Retour à la main", rédaction fin-2008
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