Sabine Huynh | impressions / dépression
"De tous les pays où j’ai vécu, je n’ai aimé, et retenu, que la langue"
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[Sabine Huynh->http://www.sabinehuynh.com/] m'a montré ce texte[[Écrit en 2005, publié en 2006 dans {Les Carnets du Vietnam}, Paris, Vol. 10, février.]] après avoir lu ce que j'ai dit de Paris dans ma [postface->http://mahigan.ca/spip.php?article383] à {Carnets du Népal} (réédition à venir bientôt). On attend de ceux qui voyagent ou qui reviennent dans leur pays de naissance qu'ils chantent l'ailleurs ou l'origine retrouvée. Mais le réel est tenace, et parfois on ne peut que crier.
Je suis allé au Viêt Nam en 2012, au début de mon séjour en Asie. Je ne peux pas parler de Hanoi et Saigon comme Sabine, née là-bas mais grandie en France, le fait, parce que je n'y ai aucune racine. Mais le retour n'honore nulle promesse, le passé reste tapi, et c'est le présent le plus banal que l'on retrouve : les scooters qui filent à toute allure, les tenues mode, les petits jeux de séduction, le jeunes lisant des BD japonaises, l'hypocrisie des discours politiques... Quelque chose a été coupé. Il n'y a plus de port. Pas d'autre choix que d'accepter : " Larguez les amarres."
Et cette phrase magnifique : "de tous les pays où j’ai vécu, je n’ai aimé, et retenu, que la langue."
On naviguera avec Sabine sur d'autres langues, notamment dans [{En taxi dans Jérusalem}->http://www.publie.net/fr/ebook/9782814507043/en-taxi-dans-jerusalem], avec des photos d'Anne Collongues, suite de dialogues sur le principe de la rencontre avec un étranger -- mais l'étranger c'est soi-même, bien sûr. Le taxi comme moteur narratif, le cinéma l'a beaucoup exploité. L'écriture, moins. Des dialogues où passent et repassent les idées communes, rémanentes, traversées parfois de sursauts d'individualité. Et ces phrases mille fois entendues sur l'origine ("Vous êtes japonaise?", "Vous êtes française, mais alors pourquoi ces traits?"), toujours à côté de son expérience à soi, parce qu'elles relèvent tragiquement d'un monde qui n'est plus, dans lequel venir de quelque part encore signifiait. La ville, Jérusalem, Hanoi ou Saigon : chaque fois une désorigine, dont on ne rapporte que les mots.
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{{{Sabine Huynh, Impressions / dépression}}}
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Hanoi, au lendemain du trentième anniversaire de la Libération.
Assise au Rendez-Vous Bistro, j’attends toujours le Viêt Nam.
Alors que j’y suis, ou que j’avais cru y être, j’ai du mal à le saisir, le cerner, le digérer. Assise près de la vitre, je regarde le Viêt Nam passer, sur fond scintillant du lac de l’Épée retrouvée. La mienne, l’aurais-je perdue à tout jamais ? Je ne me sens plus la force de lutter.
Les arbres verts jauniront cet automne, tout comme en France mais pas comme en France. Le Viêt Nam court si vite, j’ai à peine le temps de distinguer son visage qui souvent se cache, derrière un masque blanc, derrière un foulard bleu.
Un bus à pois verts et mauves arbore les mots Peace Tour. Le Viêt Nam en paix fête ses trente ans de Libération, d’indépendance et de bourrage de crâne, à grands renforts de banderoles rouges et de slogans dorés pour aveugler une jeunesse paumée. Sur de grands posters disposés tout autour du lac, des « ethnies minoritaires » souriantes illustrent l’hypocrisie du gouvernement.
Trente ans de retour brutal en arrière dont dix ans de bonds en avant désordonnés baptisés « Renouveau », font que ma mère et mon père ne reconnaîtront plus jamais leur pays natal : ma terre natale n’existe plus.
Des paysannes déguisées en filles du monde minaudent, juchées sur des talons fragiles. Des bus jaunes et rouges -- couleur de peau, couleur de sang -- déboulent en trombe et laissent en plan les nonchalants. Les touristes passent et repassent inlassablement, chargés comme des baudets.
Les marchandes ambulantes sourient par devant mais crachent des insultes par derrière. À pied, de Saigon à Hanoi, la palanche amère vissée à l’épaule. Glaïeuls fanés, vieux paniers, nourriture brûlante, fruits pleins de fourmis, casquettes sino-américaines, barettes pour fausses fillettes… Une dure journée de labeur pour se payer la nuit sur une paillasse sale à vingt mille dôngs.
Autour de moi, des femmes solitaires. Un crooner déverse sur elles son vietnamien pleurnicheur. La quarantaine, couvertes de bijoux et de maquillage, le regard vide, elles fuient un mari absent, un foyer sans enfants, un balcon sans fleurs, un salon sans livre, un lit sans chaleur. Leur petit portable neuf ne sonne jamais. Parfois un jeune serveur effronté leur demande leur numéro de téléphone au bas de l’addition.
L’amertume de mon thé vert au lotus me tire une grimace. Si je ne veux pas dormir, j’en bois un grand verre après le dîner et ainsi je peux écrire jusqu’au petit matin.
La nuit, la ville s’apaise un peu, enfin, et je respire plus facilement. S’il n’y avait pas ces nuits noires dépeuplées on pourrait croire que ces motos sont condamnées au perpetuum mobile. Elles sont le sang qui coule dans les veines des grandes villes du Viêt Nam. La tête me tourne rien que de les suivre en pensée. Manège machinal incessant et déshumanisant de ceux qui ne savent ce qu’ils font, ou qui ne le savent que trop.
Ils roulent si vite ! serait-ce pour arriver avant la pluie ? Mais pour arriver où ? Leurs yeux sont rivés devant, comme s’il n’y avait plus de passé. Ces jeunes font des études de tourisme ou de langues étrangères. Ils n’ont pas connu la guerre, lisent des BD japonaises à l’eau de rose traduites dans un vietnamien appauvri, se gavent de feuilletons chinois peuplés de fantômes et de génies à grandes moustaches. Le samedi venu, les gars mangent du serpent pour la virilité, du tigre pour la santé et du chien pour la chance.
À la pause, les hommes d’affaire aspirent goulûment des soupes de nouilles, parlent bruyamment, rient grassement, donnent du « ma grosse » aux serveuses effarouchées, se font cirer les pompes pendant qu’ils se gavent par des orphelins maigres et noirâtres, pieds nus ou en savates usées jusqu’à la corde.
De jolies jeunes filles au teint de porcelaine, fines et légères comme des ombrelles, mini-jupe en jean, chemisier transparent et lunettes de soleil étincelantes, chevauchent des motos flambant neuves payées par papa. Elles ne saluent ni ne regardent le serveur qui leur tient la porte. Elles commandent par petits aboiements secs et partent sans remercier ni laisser de pourboire. La prunelle des yeux du Viêt Nam post-communiste d’aujourd’hui, où argent égale succès. Quelques grosses voitures japonaises ou allemandes menacent les piétons imprudents. Des coups de klaxon les annoncent. Ici, argent égale pouvoir.
L’orage gronde et me fait sursauter. Je vais encore me prendre une averse (sur le dos). Je ne sais plus ce que je fais ici, pourquoi je suis venue, pourquoi il me faut m’en aller, où je me trouve réellement, sans m’y trouver.
Je suis retournée là-bas pour retrouver mon passé, mais le passé a tout englouti. Les regards dans lesquels j’ai plongé ne parlaient ni de passé ni de futur, j’ai fouillé dedans pour n’en extraire que de la douleur délavée par les pluies. Était-ce vraiment de la douleur d’ailleurs ? Peut-être. On ne peut pas savoir si quelque chose est là ou pas, à cause de son omniprésence. C’est comme ce bon Dieu, je l’ai cherché sur cette terre sans Dieu, lui qui est censé être bon, être Dieu, être présent en toute chose, mais qui de tous les verbes mérite le moins le verbe « être », et nous, on se débat toujours tout seul, en attendant.
Seule, me voilà bien seule dans ce pays qui m’a mise au monde puis qui m’a rejetée loin de ses flancs montagneux. Je suis si près de ma vérité, de mon essence, de ma nature, mais en même temps je ne comprends pas du tout ce que je fais là, et ça fait mal.
Je me retourne et cherche une présence dans le miroir. Ne s’y reflète que la chambre vide. L’avion va décoller. Tu vas partir. Tu pars. Tu es parti. Et moi je reste ici. Ça fait mal.
Quand je suis là-bas, physiquement, j’ai mal de ne pas être ici. Quand je suis bel et bien ici, je ne me trouve pas. Je n’y suis pour personne. Je serai toujours l’étrangère partout. Les larmes me viennent aux yeux, tremblent au bord de mes paupières, refusent de se jeter dans le vide car elles ne veulent pas être enterrées ici, dans cette terre qui m’a mise au monde.
Quelle belle expression, mettre au monde, elle fait penser à une grande main qui pousse tout doucement une petite coquille de noix sur l’eau. Je suis au fond de la coquille. Au loin, un visage de femme me sourit tendrement, mais il s’enfonce de plus en plus dans la brume et bientôt je ne sais même plus si j’en ai rêvé.
Je n’arrive toujours pas à saisir ce que m’a donné cette terre. Mes mains se tendent mais elles ne palpent rien que du vide. Je peux dire tout ce qu’elle m’a pris, mais ce qu’elle m’a donné, j’ai peur de ne pas le savoir ; à part mon visage « exotique ». Mon corps lui-même, aux os trop forts et trop longs, ne correspond pas au canon de beauté vietnamien. Face à mes opinions franches et à mes éclats de rire soudains, mes interlocuteurs sourient de gêne, les prenant pour de l’irrévérence.
Le miroir lui-même ne parvient pas à me renvoyer des traits plus définis. Chaque jour qui passe me façonne à sa guise et jour après jour je reste perplexe devant mon reflet : je ne me reconnais jamais. Je passe de l’étonnement au dégoût, du ravissement à l’incrédulité, devant cette naissance sans cesse recommencée, chaque matin, dans mon miroir, surface liquide où une petite coquille de noix glisse.
Mise au monde, exit, sortie, sentence, existence. Longtemps, j’ai vécu comme une condamnée sans demeure, car après tout que font les déracinés, sinon errer, que ce soit à travers le monde ou dans leur tête ?
Longtemps, j’ai cru que sans savoir d’où l’on venait, on ne pouvait pas savoir où on allait. Ainsi je suis retournée sur mes pas, là-bas, pour savoir. Aujourd’hui, je puis dire que j’ai appris deux choses : la première est que je suis bien partie à jamais de Saigon en cet automne mille neuf cent soixante seize, la deuxième est que de tous les pays où j’ai vécu, je n’ai aimé, et retenu, que la langue. Ce bagage linguistique est mon passeport pour tout embarquement et l’errance est devenue le parcours d’une vie. Il n’est nul besoin de savoir où l’on va, il suffit d’accepter l’évidence : que l’on a réellement quitté un lieu, pour être enfin libre de poursuivre sa vie. Larguez les amarres.
{Jérusalem, 14 novembre 2005.}
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<small>Photo d'en-tête : Hanoi, 2012, Mahigan Lepage</small>
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