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Photo du rédacteurMahigan Lepage

Saint-Denys Garneau en mouvement

Mouvance et angoisse de l'auteur de "Regards et jeux dans l'espace"


Pour Laure Morali, dont "La Route des vents" m'a porté vers Saint-Denys Garneau


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<quote><small>Je ne suis pas bien du tout assis sur cette chaise

_ Et mon pire malaise est un fauteuil où l'on reste

_ Immanquablement je m'endors et j'y meurs.


Mais laissez-moi traverser le torrent sur les roches

_ Par bonds quitter cette chose pour celle-là

_ Je trouve l'équilibre impondérable entre les deux

_ C'est là sans appui que je me repose.</small></quote>


Comment rester indifférent à des mots comme ceux-là? Bien sûr, qu'[ils me parlent->http://mahigan.ca/spip.php?article113], ils résonnent en moi. Et c'est écrit par un [jeune homme ->http://fr.wikipedia.org/wiki/Saint-Denys_Garneau] d'environ 25 ans à qui les médecins ont diagnostiqué un souffle au coeur et ont interdit tout effort intense, y compris l'étude...


Pourtant il continue de bouger, d'aller, en canot, à pied, en bateau... Même que, en 1943, il voudra s'enrôler dans l'armée pour aller rejoindre son frère Paul au front. Bouger, toujours bouger, trouver l'équilibre dans le mouvement même. Jusqu'à refuser bien vite l'écriture («Je n'aime plus écrire, cela m'ennuie», dira-t-il à un ami), laquelle demande, bon an mal an, une position stationnaire.


Situer là, dans l'impulsion vers le dehors, alors même qu'on est condamné au dedans, le premier écart d'avec la France? {Regards et jeux dans l'espace} (1937) est considéré, à juste titre, comme le premier livre moderne de notre littérature franco-américaine, alors qu'auparavant (Nelligan, par exemple) on ne faisait qu'imiter les Français. Ici, je ne peux m'empêcher de penser aux théories de Pierre Bergounioux, bien qu'elles doivent évidemment être relativisées : les grands écrivains français et plus largement européens de l'époque étaient pour la plupart asthmatiques ou poitrinaires (Proust, Joyce, Kafka...) et ils restaient enfermés (Proust surtout : sa chambre caparaçonnée de liège est devenue mythique). Or, Hector de Saint-Denys Garneau, souffrant d'une condition similaire, choisit pourtant de bouger, d'aller dehors. Ce qui fait que sa poésie est en prise sur l'Amérique et en prise sur ce que Bergson de l'autre côté, à peu près à la même époque, appelait «le mouvant».


Tout est mouvement en effet dans {Regards et jeux dans l'espace}, le seul livre que Saint-Denys Garneau ait publié de son vivant (tout le reste, les lettres, les proses, resteront des feuilles raclées, et il préfigure en cela, de façon bien différente par contre, l'homme au livre unique que sera Gaston Miron). Le titre le dit : on jouera dans l'espace. Pas comme en un carré de sable, mais parce que le réel est insuffisant, étouffant :



<quote><small>Vous ne savez pas jouer avec l'espace

_ Et vous y jouez

_ Sans chaînes

_ Pauvres enfants qui ne pouvez pas jouer</small></quote>


Ses explorations de lumières, de brillances et de mouvances, d'une fluidité extraordinaire (les mots même de «fluide» et de «fluer» sont souvent répétés), défont toute idée d'une fixité du réel, renvoient les choses au mouvement (alors que depuis peu on commence, en science, à questionner la distinction entre «particule» (fixe) et «ondes» (mouvantes)). Sa suite d'arbres («Saules», «Les ormes», «Saules», «Pins à contre-jour») me touche de très près (pour {Relief}, c'est chez Miron, Godin et Lapointe que j'ai pillé des descriptions d'arbres, je ne savais pas que Saint-Denys Garneau s'y était déjà attaché).



<quote><small>Les saules au bord de l'onde

_ La tête penchée

_ Le vent peigne leurs chevelures longues

_ Les agite au-dessus de l'eau </small></quote>


Le mot «onde», le verbe «agiter» : les saules ne sont que mouvement. Un certain mouvement, propre à leur espèce. Si les saules sont agités, les ormes sont «calmes» («Calmes parasols»), les pins «ruissellent» (encore cette fluidité).


Dans le deuxième poème «Saules», on y revient :


<quote><small> Le vent

_ Tourne leurs feuilles

_ D'argent

_ Dans la lumière

_ Et c'est rutilant

_ Et mobile

_ Et cela flue

_ Comme des ondes.</small></quote>


Tout est là : mobile, fluent, ondoyante, la poésie de Saint-Denys Garneau.


Et puis les paysages, les saisons, toujours moirés, labiles :


<quote><small>L'automne presque dépouillé

_ De l'or mouvant

_ Des forêts

_ Et puis ce couchant

_ Qui glisse au bord de l'horizon

_ À me faire crier d'angoisse


Toutes ces choses qu'on m'enlève </small></quote>


Ça n'aura pas été la {fulgurance} de Rimbaud (cette comète dont parle Michon dans {Rimbaud le fils}), mais, pas si loin, un peu plus tard, ce que j'appellerais une {mouvance}. Pas comme on dit des courants littéraires, pervertissant la beauté de ce mot si près de Saint-Denys Garneau : la mouvance comme une qualité de mouvement, pas trop rapide, mais soutenue, constante, inarrêtée. Jusqu'à, comme Rimbaud, mais plus lentement, abandonner la poésie.


Qu'est-ce qui est venu en premier, chez Saint-Denys Garneau, de la mouvance ou de l'angoisse? Il fallait sans doute une bonne dose d'angoisse pour apercevoir le mouvant du monde, et ces visions en retour ne pouvaient qu'être angoissantes...


C'est un être torturé et fuyant, qu'on connaît peu. On sait que son arrière-grand-père était celui qu'on appelle «l'historien national», que son grand-père était poète. Qu'il venait d'une famille aisée, bourgeoise (comment sinon, à cette époque, dans la Québec terrien d'alors, recevoir une éducation littéraire?).


Mais ce qui nous intéresse davantage, c'est ce genre de détail : qu'après la parution de {Regards et jeux}, il est pris d'angoisse, court même de librairie en librairie pour racheter et retirer ses propres livres des tablettes...


Qu'il est allé en Europe, mais qu'après quelques jours seulement à Paris, pris d'angoisse panique là encore, sans aucun doute, il décide de rentrer précipitamment au pays.


Que pourtant dans ce pays, dans cette Amérique, il voyagerait encore, au États-Unis, en bateau jusqu'au Saguenay, malgré sa condition.


Il est mort en bougeant. Le 24 octobre 1943, il part en canot sur la rivière Jacques-Cartier où il se construisait une cabane (ce goût de la solitude, du bois, de la {vie dans les bois}, si tenace en Amérique). Le soir, il cogne à la porte d'une maison sur les berges, demande un téléphone : on n'a pas ici le téléphone.


Sans doute, il avait été pris d'un malaise cardiaque, avait voulu demander de l'aide. L'a-t-il seulement dit à la maison où il s'est arrêté? Certainement pas. Les gens ne se dérangeaient pas beaucoup, dans le Québec d'alors, en dehors de la famille, même entre voisins...


Saint-Denys Garneau repart en canot. Des enfants le retrouveront mort, les pieds roides, sur le bord de la rivière le lendemain.


Il est mort d'avoir voulu bouger, en dépit de tout. Il avait seulement 31 ans.


31 ans. L'âge que j'ai.






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