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Photo du rédacteurMahigan Lepage

Sébastien Ménard | l'odeur du gasoil à la frontière syrienne

Phrases en saccades traversent les frontières


[{L'odeur du gasoil à la frontière syrienne->http://diafragm.net/spip/spip.php?article1911].} C'est l'un des textes contemporains les plus puissants que j'aie lus depuis un moment. C'est du bref, c'est du web -- et alors? C'est dans la phrase que tout se joue. Et la phrase de Sébastien Ménard, auteur du blog [Diafragm->http://diafragm.net/], nomade, cycliste, traverseur, sa phrase possède la vitesse et le rythme, atteint à ce vertige, si rare, qui nous enlève, nous envole.


Longtemps, oui, que je ne m'étais senti une telle fraternité, dans la seule langue. Dans le seul dépouillement de départ. Hors roman. Hors idée de faire du littéraire. Juste l'espèce de peur ou de douleur qu'on entend dès les premières phrases, et qui dit qu'on va aller riper sur la surface sensible entre soi et le monde, là où ça crie et ça s'affole.


<quote><small>Dans la boîte de conversation Gmail il y a un rond vert à côté de son nom et puis un message s’affiche — il dit qu’il est rendu il dit que c’est bon ça va et sans doute une ou deux conneries du genre tutto bene avec quatre points d’exclamations et que les lahmacuns sont bons — à un moment il met la webcam pour qu’on y croit sans doute et donc en chemise verte et sueur dans un point Internet d’Istanbul — nous on part dans deux jours et sans doute que j’ai peur et faim en même temps.</small></quote>


Qui parle aujourd'hui du monde, des frontières, sans aucun exotisme, en disant les jeux d'argent, les manoeuvres de visa, Gmail, les slogans sur les murs, la misère ordinaire? Le bus qui s'arrête dans une station service avant la frontière parce que l'essence est moins chère. L'odeur du gasoil.


<quote><small>Peut-être que c’est grâce à la fatigue sans doute que c’est l’odeur de sueur et la faim alors la frontière paraît magnifique et jaune — ça sent le vent chaud et les clopes — ça sent le gasoil des bagnoles et la poussière sur les bureaux — ça sent le café froid et les tâches de graisse — ça sent la pisse près des bancs — quand on trouve le type à qui donner les dollars on a les visas et le vent balaie tout sur le bitume la poussière le sable et les herbes mortes sèches — sur les collines autour il y a des types qui nous matent et de loin tiennent leur fusil en main — à côté il y a un vieil homme qui chante et sa barbe est grise — ses yeux sont blanc bleu et quand il parle il est persuadé qu’il nous comprend nous on dit que oui parce que c’est un peu vrai — sans doute que dans un carnet à côté des mots dans leur langue à eux on écrit ce qu’il nous dit le vieux mais c’est moins sûr.</small></quote>


C'est un voyage de 2008, d'avant donc la tentative de renversement du régime -- dont on voit encore quotidiennement, à la télé, de l'échec, les insupportables contre-coups. Juste l'ordinaire de pays qui ne sont pas fortement structurés, ou lissés, et où, partant, les choses se révèlent -- les "choses" au sens de Perec, presque, les produits. L'odeur du gasoil, sensation-noyau qui résume le voyage, mémoire oui mais récente, très récente, plus sensation que conservation (pour dire comme Bergson), à fleur de peau. Pourquoi il y a toujours, quand on écrit, une image ou une sensation, qui agit, revient, tourbillonne, et entraîne l'écriture? Ici, c'est cette odeur de gasoil, triviale, comme sale. Mais qui enivre, aussi. Et on dirait que c'est droguée aux vapeurs que la phrase avance.


Une ivresse, la phrase. Un rythme fou. C'est surtout ça, qui me reste, en fait. Le rythme. Comme un tambour. Des saccades. Un galop. J'aimerais le faire entendre. Je ne sais pas si c'est possible. Il faudrait que je le lise à haute voix. Je lirais {L'odeur du gasoil à la frontière syrienne} à haute voix, vraiment, si j'en avais l'occasion. Le rythme, rapide, coïncide précisément à la folie de vitesse qui me meut dans le lire et le dire. L'entend-t-on?


<quote><small>Nous on est dans la bagnole et on ne dit rien — on observe les petites tornades qui se déplacent au loin poussière et quand on regarde le compteur c’est pour voir les cent-vingt miles par heure affichées sous l’aiguille — on roule en se racontant des histoires et en pensant au Sud — et quand on arrive à la frontière le type il passe la grosse américaine avant toutes les autres — il nous emmène au guichet il dit c’est là et donc on attend pour le tampon et après on repart — à l’autre poste il fait encore plus chaud on pourrait croire que c’est parce qu’on vient de changer de pays le taxi il dit que c’est là pour les dollars alors on donne les dollars et on peut entrer dans le pays — sur le bitume chaud il accélère et on entend le moteur trembler sur les plastiques avec l’odeur du gasoil à la frontière syrienne.</small></quote>


Ta-ta-ta-ta-ta-ta-ta. Ta-ta-ta-ta-ta-ta. Ta-ta-ta-ta-ta-ta-ta -- ta-ta-ta-ta. L'écriture-cri, l'écriture-dit -- l'écriture contemporaine se doit performer, sinon elle ne vaut pas grand-chose. Pas seulement une narration, mais une performance en soi, une explosion.


L'instabilité. Les trajets dans les grosses bagnoles américaines crasseuses, les coups de tampon et les dollars US. Je ne suis jamais allé en Syrie, mais ces zones de déstructuration du monde, je les connais, j'en ai traversé plusieurs. Il doit y avoir une raison, pourquoi après ça entraîne souvent d'écrire (récemment, pour une revue, j'ai écrit un texte, ça s'appelle "Trois frontières", à partir de traversées en Asie du Sud-Est -- synchronie).


On sait de toute façon que c'est une écriture indomptée quand elle se permet des répétitions (que bien des éditeurs voudraient gommer, comme ils ont fait pour Kerouac), ainsi :


<quote><small>personne pour se rappeler si c’est vrai ou si c’est un mensonge mais on est remonté dans le bus comme ça et l’un d’entre nous s’est mis à jouer du oud comme ils n’imaginaient pas qu’il puisse en jouer et alors le bus a démarré et ils nous ont laissés passer.</small></quote>


Puis deux paragraphes plus loin :


<quote><small>Personne pour se rappeler si c’est vrai ou si c’est un mensonge mais on est remonté dans le bus et l’un d’entre nous jouait de son oud comme personne ne pouvait s’imaginer qu’il en jouait — ils ont redémarré le vieux bus et à l’intérieur en plus de la sueur et la poussière désormais — il y avait l’odeur du gasoil à la frontière syrienne.</small></quote>


Parce que la langue affolée, la langue à un tel rythme finit par bégayer. Et c'est la finale, beauté, spiralée, avec un instrument de rythme, justement -- ce oud, comme la phrase, passe-frontière.


_______

<small>

-* la série {L'odeur du gasoil à la frontière syrienne} est composée de six billets, commencer la lecture [par ici (billet 1)->http://diafragm.net/spip/spip.php?article1911] et passer d'un billet à l'autre via le menu de droite


-* lire aussi, de Sébastien Ménard, ["Dans cette plaine (un récit)"->http://nerval.fr/spip.php?article32], dans le mag-fictions Nerval


-* suivre [SebMenard->https://twitter.com/SebMenard] sur Twitter


-* photo d'en-tête : {bus stop}, de nuit, quelque part au Vietnam...</small>

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