Thaïlande, terre impensée
Pas un adieu, un hommage
Deux ans de temps, j'ai vécu {la} Thaïlande. Chiang Mai a été ma base, mon ancrage nomade. Le pivot, au coeur de l'Asie, d'où je lançais des boucles, des virées en train, en avion, en bus, en bateau, des voyages par les routes et les villes, de l'Indonésie à la Chine, de l'Inde aux Philippines...
Pourtant, je ne l'ai pas beaucoup écrit, au total, ce pays. Des évocations. Bangkok dans mon chantier [{Explosent les villes d'Asie}->http://www.mahigan.ca/spip.php?article477] (mais l'horizon de la mégapole, c'est de n'appartenir à aucun pays). Quelques flashs, surtout de la première année, alors que je m'étais essayé au blog de voyage, mais ce n'était pas moi (suivre le mot-clé [Thaïlande->http://www.mahigan.ca/spip.php?mot355], tiens, sur mon site).
Parce qu'on écrit moins spontanément sur ce qui devient notre quotidien, sans doute. Revenir en Thaïlande, pour moi, c'était chaque fois un bonheur, un foyer. Les voyages avaient été difficiles, souvent : maladie, fatigue... Je rentrais en Thaïlande comme on rentre à la maison, en sachant que j'y trouverais du repos, du confort, de l'amitié et de l'affection, une certaine facilité aussi. Incroyable, je me dis à chaque fois, comme un pays nous enveloppe immédiatement. En revenant de l'Inde, par exemple, où les gens ne sourient pas et où la police se montre plutôt rigide, ou de l'aéroport d'Auckland, en Nouvelle-Zélande, où les règles sont appliquées rigoureusement, à l'occidentale, débarquer à l'aéroport de Bangkok était chaque fois une détente. Juste dans l'attitude des douaniers thaïs, qui rigolent entre eux, ne prennent pas les choses trop au sérieux, on sent qu'on ne sera pas emmerdé. S'il y a quelques tampons et visas touriste de trop dans le passeport, il suffira sans doute de quelques mots rigolos en thaï et d'un sourire pour tout régler.
C'est ça, la Thaïlande. Un {easy going} que je n'ai pas retrouvé ailleurs en Asie du Sud-Est. Pas à cette échelle, pas de cette manière (même pas dans le très-friendly Laos -- lourdeur de son histoire politique récente, qui se sent, peut-être). J'entends qu'en ce moment le général auteur du dernier coup d'état est en train de serrer la vis, mais à mon avis il restera toujours du jeu, ou sinon ça reviendra dans quelques mois, quelques années. Chassez le naturel thaï, et il revient au galop. (Le seul phénomène qui aura raison de l'esprit thaï, comme de toutes les autres particularités nationales ou régionales, c'est la mégapole, à mesure qu'elle grandit et englobe tout dans sa norme.)
L'esprit thaï n'a rien à voir, contrairement à ce que pensent certains Occidentaux, avec une quelconque paresse ou un manquement à la rigueur. Les clichés sur l'Autre ont la vie dure : relire le {Dictionnaire des idées reçues} de Flaubert, qui recensait les phrases bêtes sur "l'indolence des pays chauds", etc. Non, l'esprit thaï n'est pas un manque, sauf à juger depuis notre étroitesse d'esprit. Ce n'est pas un négatif. C'est un positif. C'est une philosophie.
Elle a ses racines dans le bouddhisme, bien sûr. Récemment, un expat rencontré à Chiang Mai me disait qu'il manquait d'outils, pour comprendre la Thaïlande. Il me disait : "Quand je vivais en Colombie, j'en connaissais le cinéma, la littérature... Je comprenais la Colombie. Mais ici..." J'ai cherché des récits contemporains thaïs, quand je suis arrivé dans le pays. Les auteurs que j'ai lus, malheureusement, écrivaient dans des formes trop conventionnelles pour me révéler la Thaïlande du présent. Il doit bien exister du plus fort, je n'ai sans doute pas assez cherché (hier encore, je repassais par des noms que m'avait soufflés l'ami Gwen Catalá, qui vit en Thaïlande aussi). Reste que pour comprendre, non pas la Thaïlande contemporaine et urbaine, mais ce que j'appelle l'esprit thaï, plus ancien mais persistant, c'est du côté du bouddhisme, des philosophies orientales, qu'il faut chercher.
J'ai le sentiment que, au moment où je suis arrivé en Thaïlande, en 2012, j'étais prêt pour ce pays, prêt pour cette culture. Entre, disons, 2008 et 2012, j'ai lu beaucoup de livres écrits par des moines bouddhistes, et tous les bouquins, certains plusieurs fois, de Khrishnamurti, en qui j'ai reconnu un esprit libre, rencontre rare. Ces années ont été pour moi un chemin vers un dépassement de la pensée et de l'intellect. Tout cela s'est joué dans le sujet et la forme de ma thèse, dans l'accession à l'écriture (qui implique une suspension de la pensée), et dans des pratiques personnelles qui se sont inscrites durablement dans mon quotidien.
La Thaïlande a représenté pour moi une sorte de terre, une culture d'élection qui allait accueillir l'impensé que je vivais à peu près complètement solitairement depuis 3 ou 4 années. J'ai l'impression que l'esprit thaï s'est vite révélé à moi, au moins partiellement, parce que j'avais déjà fait un bout de chemin en solitaire, dans ma tête, vers l'impensé.
La langue m'a appris beaucoup, aussi. En thaï, il n'existe qu'un seul et même mot pour dire "sérieux" et "stressé" : {khriat}. Combien, au contraire, est valorisé d'"être sérieux" dans nos pays d'Occident! Depuis l'enfance, les parents et les profs nous serinent qu'il faut "être sérieux". C'est vrai, ils ont raison -- comme toujours, dans les limites du monde qui n'est pas remis en question. Mais être sérieux, c'est une crispation (sur des pensées, des responsabilités), et une crispation, c'est un stress. Et le stress, ce n'est pas bon. Il n'y a pas, pour les thaïs, un "bon" et un "mauvais" stress. Il y a le stress, {khriat}, et ce n'est pas bon pour la santé. Et c'est risible. Mon prof de thaï, quand on faisait des phrases avec le mot {khriat}, nous lançait : "pai hongnaam!", va aux toilettes alors!
En Thaïlande, on dit aussi, et on le dit très très souvent : {Khit maak maak!} Ce qui veut dire : tu penses trop! Trop penser, est-ce que c'est concevable, pour un Occidental? Pour Hubert Reeves, peut-être, que j'ai déjà entendu parler du "trop-penser", et pour quelques autres, sans doute. Mais généralement, on vante "ceux qui pensent" et on les oppose à ceux, stupides, qui ne se servent pas de leur tête. Les littéraires parlent de la "pensée" de tel ou tel auteur, disent que tel livre permet de "penser" tel phénomène social, etc. La pensée, c'est le limité et la réflexivité, c'est-à-dire que c'est une fonction du cerveau qui fait retour sur elle-même. À peu près tous nos problèmes viennent de là : nos problèmes mentaux, impossibles à dénouer de l'intérieur, parce que la pensée s'enferme sur elle-même, c'est sa nature même. Ceux qui vont le plus loin, dans la pensée, jusqu'à la limite de la pensée, ce sont les philosophes, en créant des "concepts". Les concepts sont des produits de la pensée, et en tant que tels ils sont limités. Mais leur {usage}, lui, n'est pas limité. C'est la différence entre un savant et un philosophe. Le savant cherche à établir des phrases qui deviennent des vérités, du connu, le philosophe sait que ses concepts ne valent rien de plus que l'usage qu'il en fera (Deleuze, complètement incompris et inapprécié des savants, a déjà dit ça exactement). En les lançant dans le réel, dans le dehors, de façon créative, il dépasse la limite de la pensée, qui est pourtant son outil premier.
L'art, lui, ne pense pas. Quand j'ai commencé à écrire, en 2007, ç'a été comme un grand galop hors des limites de la pensée. Qu'est-ce que ç'a fait du bien! Quand on écrit, quand on écrit vraiment, je veux dire quand on s'éclate, quand on s'emporte, la main court plus vite que la pensée. Et la pensée reste là, derrière, larguée, et elle ne revient que pendant les pauses, les blocages, les arrêts, et disparaît dès la reprise du mouvement. Alors, si en Thaïlande on te dit : {Khit maak maak}! Deux choix : ris, ou écris! De toute façon, c'est un peu la même chose... En écrivant, j'étais déjà un peu thaï.
Je pense trop, bien sûr, comme tout le monde. Peut-être même que, il y a quatre ans, j'étais plus malade de la pensée encore que la plupart des gens. Mais je me suis soigné. Je me soigne encore. C'est un mouvement, jamais achevé. L'écriture me soigne. Les voyages me soignent. Le mouvement me soigne. Mes contacts avec les Thaïs m'apaisent, me sortent de ma tête. Et la meilleure façon de désamorcer la pensée, les Thaïs l'ont bien compris, c'est de s'en moquer. "Pay hongnaam!", va donc aux toilettes! Ou bien : "Khit maak maak!", tu penses bien trop! Bien envie, souvent, de les envoyer à la barbe de mes paires occidentaux, ces phrases.
À mon sens, on rate la Thaïlande si on essaye de penser la Thaïlande. C'est en dedans qu'il faut faire le chemin, et comme ça peut être un long chemin, vaut peut-être mieux le commencer avant le voyage, par des lectures ou des pratiques. Et en se décrispant, en se déconstipant, un peu, aussi, ça aiderait, merci... Et ne pas oublier de sourire et de rire, souvent.
J'ai entendu une fois un Français dire : "Pourquoi ils sourient tout le temps, les Thaïs, ils sont cons ou quoi?" On est là dans l'extrême de la bêtise. Mais c'est malheureusement une idée répandue, trop souvent entendue, celle qui dit que les Thaïs sont légèrement idiots parce qu'ils sont légers et pas sérieux. C'est vous, les idiots, si vous pensez ça. Vous n'avez rien compris, ni aux Thaïs, ni à la vie. Il y a beaucoup plus de sagesse dans celui qui sourit et qui rit. Qui marche et qui vit. Sans trop s'arrêter, sans trop penser.
J'ai découvert la Thaïlande en 2012, et je l'ai quittée il y a trois semaines. Mais pour moi la Thaïlande c'est avant, c'est après, c'est en dedans. Ce texte comme un hommage, pas comme un adieu.
Les impenseurs ont une terre, où retourner. Cette terre s'appelle Thaïlande.
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