Traversée de la vallée de la Matapédia
Un extrait de {Coulées}, récit à paraître aux éditions Mémoire d'encrier
<quote><small>Je vis avec ce chantier depuis quatre ans maintenant : {Coulées}, ensemble de paysages autobiographiques. Il y en avait d'abord cinq, dont [{Vers l'Ouest}->http://www.publie.net/fr/ebook/9782814502857/vers-l-ouest], qui s'en est détaché pour mener une existence autonome. J'ai vite compris que les trois premiers textes formaient un triptyque : "Patapédia", "Outaouais", "St-Laurent". Trois territoires, mais ce sont aussi des noms de rivières.
"Coulées" : c'est ainsi qu'on appelle, par chez nous (mais j'ai aussi lu ce mot chez Gracq), les creux du relief, où coulent les rivières, les ruisseaux. Ce qui m'a agi, dans l'écriture de ces textes, c'est l'image, le mouvement de l'écoulement des rivières. D'où que ce soit un récit plus lent que {Vers l'Ouest}, dont le modèle est plutôt l'autoroute. Ces textes ne sont pas tombés juste au premier jet; il a fallu les récrire, les retravailler, patiemment, lentement. Je crois bien que l'état présent du texte en est la cinquième version. À chaque année depuis 2008, j'ai récrit {Coulées}, comme on creuse le lit d'une rivière, des canaux dans la tête. De fois en fois, je densifiais davantage. Le premier état de {Coulées} était d'une ampleur très grande : chacun des cinq "chapitres" faisait une centaine de pages. Maintenant, le triptyque {Coulées} n'est pas beaucoup plus long au total que {Vers l'Ouest} à lui seul.
Ce récit devrait paraître bientôt aux éditions Mémoire d'encrier. En voici déjà un extrait : la traversée de la vallée de la Matapédia en autocar. Je suis retourné en Gaspésie la semaine passée, j'ai pris des photos, des vidéos. J'avais besoin de ce retour au source avant de m'envoler pour très loin, en Asie. Mais j'ai du mal à écrire du neuf à partir de ces chemins. J'ai récrit et récrit {Coulées} à me lasser de ma propre enfance, de mon intime pays. Pour un temps du moins. Et c'est bien ce que je voulais.
"On ne part pas. -- Reprenons les chemins d'ici" (Rimbaud). Reprenons, une fois encore, les vieux chemins.
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On est dans un autocar comme à l’intérieur d’un tambour : les secousses, le bruit du moteur vous parviennent amortis, assourdis. Ils vous cognent au fond de la tête, et on en devient oppressé et nauséeux. On n’est plus rien qu’un ballot transporté.
Ce trajet, je le connaissais par coeur. Aussi, dès les premiers kilomètres, j’étais assailli d’ennui et de solitude. Je regardais se défaire ce qui restait là de ville. Les derniers massifs de ciment et de tôle s’effondraient derrière l’autocar, comme on passait devant le quai de Rimouski, avancée de béton dans le fleuve blanc et gelé – on y reviendrait un jour, et alors on serait autre, sans doute, et le fleuve aurait dégelé et bleui.
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La ville disparaissait et le vide nous gagnait. On se sentait minuscule et vulnérable sous le grand ciel maritime et venteux, transporté dans le ventre froid de l’autocar. J’avais dû rompre provisoirement les amarres qui me retenaient à la mère, sans pouvoir encore me raccrocher aux bouées du père. Dans l’intervalle, j’étais privé d’attaches, abandonné au désemparement. Le chauffeur d’autocar, qui seul aurait pu assurer une sorte de relai tutélaire entre mes deux parents, était au contraire dur et indifférent à mon endroit. J’habitais temporairement l’entre-deux, les limbes, la dislocation, si encore cela peut s’appeler habiter : rien, entre Rimouski et Matapédia, n’évoquait pour moi l’hospitalité. Le paysage, vidé de tout liant affectif, se déliait, se délitait devant mes yeux.
La route longeait l’estuaire un certain temps, puis, à Sainte-Flavie, se divisait en deux bras qui partaient étreindre le pourtour de la péninsule gaspésienne pour finalement se rejoindre et s’empoigner tout au bout, à Gaspé. L’autocar alors virait à angle droit et piquait vers les terres, tournant définitivement le dos au Saint-Laurent, à l’univers maritime de la mère.
Il fallait encore traverser la petite ville de Mont-Joli et grimper une hauteur, redescendue aussitôt – sorte de barrière naturelle, bourrelet que la terre aurait hissé pour se protéger du grand fleuve tout près. De l’autre côté, on aurait dit que le paysage se terrait. La neige s’accumulait en névés entre les montagnes, gonflant les champs aux abords de la route recreusée. On était descendu dans la vallée de la Matapédia. C’était un paysage ondulé et marbré de campagnes et de forêts. Aux fermes de silos dressés succédaient les scieries de forme parfaitement conique, qui donnaient au lieu quelque chose d’un peu futuriste.
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On traversait des petits villages de maisons basses que surplombaient des églises démesurées. Des lieux-dits aux noms étranges, devenus pourtant familiers : Saint-Moïse, dont le tréma m’intriguait; Sayabec, qui se prononçait Sébec; Amqui, qui se prononçait Amcouï; Causapscal, qu’on prononçait fautivement Causapiscal.
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Puis la route se collait de près à la rivière Matapédia, suivait ses méandres, s’accrochait aux chevilles des montagnes. Par endroits s’élevaient des murs de roche dynamitée, surfaces lisses et verticales dont certains avaient profité pour exprimer, en des graffiti aux couleurs diverses, leur amour de Jésus ou de Julie. Ces parois me faisaient peur : je craignais les éboulements. Des panneaux les annonçaient clairement, qui représentaient, en noir sur fond jaune, de gros rochers détachés d’une montagne, déboulant une pente raide. Pire encore : dans un épisode de Passe-Partout, l’émission pour enfant que tous ceux de mon âge regardaient, on nous avait instillé la peur des éboulements. La vue du panneau y avait été associée à un immense tremblement, une détresse. La télévision connaissait le monde que j’habitais, ses reliefs, ses panneaux, ses signes. Et elle annonçait la catastrophe.
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C’étaient des histoires que je me racontais, un film de peur que je me passais et repassais dans l’autocar, tandis qu’au-dehors défilait la vallée de la Matapédia. J’étais si seul. Village après village, le car se vidait. Vers la fin, souvent, il n’y avait plus que le chauffeur et moi, ainsi parfois qu’un dernier petit vieux, ou une petite vieille, qui, assis tout en avant, entretenait le chauffeur de choses sans importance.
Je m’asseyais tout au fond, me renfrognant dans ma solitude. Je regardais par la fenêtre. De l’autre côté de la rivière, des lignes à haute tension écharpaient des montagnes denses et rondes. On apercevait successivement : un train de marchandises, un garage, un pont couvert, un hameau, une gare désaffectée. Mais de ce qu’ils avaient bâti, partout, les hommes semblaient s’être absentés. C’était un monde minéral, aux parois de roc et aux machines de fer, et qui risquait à tout moment de se briser dans de grands éboulements de falaises. Transbahuté dans le fond du car, j’avalais encore quelques kilomètres de désolement.
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Quand, au détour d’un méandre, surgissait enfin le pont tant attendu : le pont des Plateaux. Le car s’arrêtait quelque cent mètres plus loin, dans le parking d’un restaurant/station-service : chez Pitre. Le nom brillait au sommet d’un poteau de fer, à l’intérieur d’une enseigne en forme d’étoile.
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Je vois mon père à travers la vitre fumée, il m’attend. Je descends. Je suis si content de le retrouver! On s’embrasse, sur la bouche. Le trajet aura été un intervalle douloureux de vide et de solitude entre deux parents, entre deux embrassades.
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