Volées de fiente
Mais le mouvement nettoiera tout ça
Les mouvements ces jours-ci : dans la ville. Des allées et venues en scooter, dans le trafic dense de Chiang Mai. Louvoyer entre les autos, respirer des gaz d'échappement, la conduite chaos et zigzag, on s'y est si bien habitué, que parfois on doit se rappeler à soi-même de ralentir, de faire attention (je conduis quand même plus prudemment que la moyenne des motocyclistes, ici on croit à la chance, moi je viens d'Occident, où il n'y a pas de chance, que responsabilité et raison, mais ce n'est pas qu'une question de prudence, il y a aussi la courtoisie, au début j'arrêtais pour laisser traverser les piétons, de moins en moins maintenant, parce que j'ai intégré petit à petit la conduite des Thaïs, qui ne se font pas de cadeau).
Prendre le temps ces jours-ci, le matin par exemple, d'aller à la boulangerie du Français Nico à l'autre bout de la ville, parce qu'on a travaillé dur ces dernières semaines en préparation d'un test, et qu'on veut se reposer un peu, prendre ça relax. La ville s'est enfumée, entre temps, parce que les paysans alentour font brûler les champs, c'est la saison, fumée qui s'ajoute à la pollution usuelle, et tout ça reste emprisonné dans la chaleur sèche (mais des vents de mousson commencent à se déclarer, déjà, les fins d'après-midi, des pluies encore éparses mais ça s'en vient, et ça fera du bien). Au crépuscule, quand l'air se rafraîchit un peu, prendre le scooter, encore, et aller faire un jogging sur l'anneau de course du centre sportif au pied de la montagne, ça aide aussi à libérer la pression.
On vit dans l'instabilité, dans l'attente du résultat du test, pour savoir quel chemin on prendra -- pour une même destination. Il y a la peur, comme en tout changement. Une de mes peurs, c'est de m'éloigner le lire-écrire. Mais pas le choix, il faut trouver voie professionnelle, et pas sûr que de faire le scientifique ou le savant des textes ça n'éloigne pas davantage du lire-écrire. Il y a seulement que ça fait longtemps, qu'on a lancé secrètement la réflexion du quoi faire, on a bien mariné, alors besoin maintenant de passer à l'action. On est prêt pour un nouveau cycle.
C'est dans cet état d'esprit que je découvre ce matin via un statut de Sabine Huynh qu'il existe une boîte "autres" dans Facebook, que je n'avais jamais ouverte. Des messages de toute sorte, vieux pour la plupart, à certains j'aurais dû répondre depuis longtemps... Puis ce message-là, dont les premières lignes me révèlent d'emblée la teneur : "pour qui tu te prends..." etc. Pas content le vieux d'avoir vu apparaître son village bien-aimé sous un jour noir dans un livre. M'était arrivé la même chose exactement avec un autre village quelconque il y a deux ans, un billet sur mon blog où je disais l'expérience, le ressenti, la dureté américaine du lieu, mais parce que j'avais gardé le nom, avalanche d'ordures dans ma boîte courriel. Toujours la même chose, oui, identification narcissique primaire à un lieu, en général un village, si bien que si on en égratigne l'image, la réaction se fait extrêmement violente. Et n'essayez pas d'expliquer que c'est de l'écriture, que de ces villages spécifiquement je me fous comme de ma dernière chemise (ça même, risquerait de les vexer), on a lu ça comme un article de journal ou un texte d'opinion (les lectures premier degré, même bienveillantes, m'hallucinent chaque fois complètement, comme si on avait été dans la pure reconnaissance du déjà-connu, et exit l'invention). En tout cas, ces combats-là, vaut mieux les éviter, autant que possible, on n'a rien à y gagner (Zarathoustra enseigne ça : il est préférable de se réserver pour des combats plus importants que de s'épuiser contre les patriotismes ou toute autre forme d'esprit de bannière). On est libres de parler, en nos sociétés, c'est vrai. Mais parlez, parlez vraiment, exprimez-vous, sans inhibition, explosez, et vous verrez ce que vous récolterez. Cioran : "Nous ne pardonnons qu'aux enfants et aux fous d'être francs avec nous : les autres, s'ils ont l'audace de les imiter, s'en repentiront tôt ou tard." C'est une pratique, écrire, qui force à se durcir les reins.
D'où ça vient, cette mentalité de cul-terreux, sinon de l'absence de mouvement.? Ce sont des vestiges du passé, de ce temps où on ne bougeait pas beaucoup, où même le village voisin était l'autre, toujours inférieur ou haï, comme on sait. Ça ne peut plus durer : {le vent l'emportera}.
Je ne me suis jamais identifié profondément à un lieu parce que j'en ai changé constamment, dès l'enfance, l'adolescence, et depuis. C'est ma chance, peut-être. Ma chance et mon échappatoire. Parce que je ne suis pas là, je m'absente. Les vieilles techniques de tabassage, destinées à faire taire, n'ont pas prise sur ceux qui n'ont pas d'ancrage (ce n'était pas pareil au temps de mes parents, et ils n'en avaient pas été saufs, de l'intimidation, du tabassage moral, une fois qu'ils avaient eu un conflit avec un de ces villageois, et que beaucoup s'étaient rangés derrière lui, qui avait pourtant tiré des coups de feu sur notre maison...). Quand on est en mouvement, on présente beaucoup moins d'{adhérence}.
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La journée avait donc commencé de travers. J'ai quand même pris mon scooter et j'ai zigzagué jusqu'à mon cours de thaï (premier d'une session intensive pour apprendre à lire et écrire, dix heures/semaine pendant six semaines). Quand je suis sorti du cours, vers midi, mon scooter tout sali : un oiseau avait éjecté une fiente énorme directement sur le siège, ça avait coulé jusque sur la carrosserie. Et je repensais aux mots "merde" et "marde" dans le message (on retrouve toujours ces mots-là, dans ce genre de message). Et je me disais que voilà, c'était un jour comme ça. Aujourd'hui, je me prenais de la fiente sur la tête. Ça ne pouvait pas être un hasard.
Les Thaïs ont raison, je me suis dit. La chance, ça existe. Et la malchance aussi...
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