Vue du statuaire
Marche exploratoire dans un champ de statues dévasté
C'est peut-être d'abord une sorte d'aberration de la reproduction complexe du vivant : on naît plus petit que les parents et les adultes en général. Comment cela n'induirait pas infériorisation de soi quasi {native}? Question lue il y a plusieurs années chez Ernest Becker, dans son trop peu connu {The Denial of Death} : mais pourquoi l'homme se sent si petit? Corolaire : se sentant petit, il a naturellement besoin d'élever l'autre.
C'est tôt dans la vie, que tu as commencé de sculpter ta statuaire. Tu y as d'abord posé tes parents, si tu avais des parents. Puis n'importe quel {grand} qui prétendait sur toi à autorité. Tu as beau nier, brandir ta révolte précoce : il te faudrait avoir été autre chose qu'un petit homme pour ne pas élever les grands. Tes colères, tes hostilités trahissaient si évidemment ta soumission. Elles la trahissent encore - mais maintenant, tu l'assumes, peut-être? Sans doute pas.
Il y a bien sûr que les grands ont été petits auparavant, et maintenant se vengent. Es-tu également poli avec les enfants? Bien sûr que non. Tu les traites avec {condescendance} (ces mots mêmes, rappellent la hiérarchie de la verticalité sur laquelle notre civilisation entière, comme combien d'autres, a été construite). Ainsi se perpétue la tradition, tenace, répétée, d'affaiblissement des enfants.
Figures de la Loi de la Maison. Figures de la Loi de la Garderie. Figures de la Loi de l'École. Figures de la Loi de l'État. Figures de la Loi du Travail. Figures de la Loi de l'Institution. Figures de la loi de l'Idée. Toutes ces figures, tu les as une à une incorporées, introjectées. Intérieurement tu les as scultées, selon ton entendement, ta compréhension partielle, tranchante, hachée. Tu les as sculptées et tu les as élevées, les as boulonnées, sur des piédestals de béton coulé.
C'étaient d'abord des cailloux, j'allais dire des {caillots}, dans un esprit vivant. Tu étais jeune, alors; {tes propriétés} avaient encore de ces luxuriances. Mais ces statues sont pétrification : peu à peu, tout mourait autour d'elles. Quand tu as atteint l'âge adulte, que restait-il de ta prime frondaison? Rien. Les statues avaient tout pétrifié, tout asséché : les luxuriances étaient mortes, le vent gris soufflait. Au-dedans de toi, un champ dévasté, semé de statues rigides.
Et ta vie serait cela, pour la plupart n'est que cela : marche claudiquante dans un champ de statues. Toute sa vie intérieure passée en obéissances et en conformismes, en traditions et en répétitions. À chaque pas, à chaque geste, tu lorgnais le regard froid des statues, pour t'assurer de ne pas avoir enfreint les lois. Quand une statue jetait sur toi un regard courroucé, c'était misère pour toi dans ton champ. Parfois même, tu aurais voulu marcher à reculons, défaire tes pas.
Évidemment, tu aurais des excès, des envies d'écarts ou de destructions, plus ou moins dérisoires. Par moments c'en était trop, et tu aurais voulu démolir ta statuaire {à coups de marteau}. Mais étrangement, chaque fois que tu déboulonnais une statue, tu en boulonnais simultanément une autre ailleurs dans ton champ. Il semblait que la révolte était impuissante, parce qu'elle devait être {appuyée}. Sans quoi, c'était toi, et non les statues, qui t'effondrais.
Puis tu as compris : que ce qui faisait la différence entre les uns et les autres, ce n'était pas d'avoir ou non une statuaire (chacun a la sienne, quoiqu'il dise), ni même de se révolter ou pas (les statues détruites repoussent comme les [pierres->http://mahigan.ca/spip.php?article165]). Qu'il n'y a que cela : {comprendre} sa statuaire. La comprendre, c'est-à-dire la palper, l'appréhender de la main. En savoir l'étendue, le nombre. En connaître des doigts les reliefs, les textures. Surtout, savoir les échelles, les dimensions : quelles statues les plus grandes, quelles les plus petites. Quelles, aussi, les séries, les jumelles, les {clones}, ou au contraire les solitaires...
Pour la première fois, tu avais décidé d'aller en ton champ de statues en explorateur, en chercheur de connaissance.
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