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  • Photo du rédacteurMahigan Lepage

Le monde vieux et le monde à naître (à partir de François Ricard, _La génération lyrique_)


Date inconnue.


«Les années soixante, on le sait, sont pour la littérature québécoise une période exceptionnelle, quasi miraculeuse, tant la ferveur et l'intensité qui les caractérisent contrastent avec la morosité des périodes antérieures. Les maisons d'édition, les revues, les œuvres se multiplent et étendent leur rayonnement. Les formes et les contenus se modernisent, les vieux interdits volent en éclats, l'ancien provincialisme le cède partout à l'audace, à l'innovation, à la rupture, et Réjean Ducharme succède brusquement à l'auteur de Maria Chapdelaine. Bref, tout comme l'ensemble de la société, la littérature québécoise connaît une sorte de rajeunissement subit, qui prend la forme d'un vaste curant de redéfinition et de recommencement. Elle aussi est au matin du monde.

Ce qui frappe cependant, quand on analyse d'un peu plus près le déroulement de cette «renaissance», c'est qu'elle n'est pas due, comme on le pense (et l'affirme) parfois, à la génération d'après-guerre, mais bien plutôt à cette autre génération dont je viens de parler, celle des aînés venus au monde pendant la crise et qui, au début des années soixante, atteignent ou dépassent déjà la trentaine. À quelques exceptions près, les grandes œuvres qui donnent le ton de la «nouvelle» littérature québécoise et l'incarnent par excellence, les œuvres-phares, je dirais, qui éclairent et résument le mieux cette époque, sont le fait d'auteurs qui ont commencé à écrire dès les années cinquante et même avant, mais qui l'ont fait jusqu'alors dans une solitude et une obscurité quasi complètes.

Cela se vérifie aisément dans le domaine de l'essai, quand on pense à des ouvrages aussi décisifs que Convergences de Jean LeMoyne (1961), Une littérature qui se fait de Gilles Marcotte (1962) ou La ligne de risque de Pierre Vadeboncœur (1963), tous publiés à Montréal au début des années soixante, mais tous écrits et pensés, pour l'essentiel, durant la décennie précédente. En poésie, le phénomène est encore plus marqué : l'«âge de la parole», ainsi qu'on désigne souvent l'extraordinaire production poétique des années soixante d'où se détache en particulier l'œuvre d'un Gaston Miron, ce sont en réalité des auteurs ayant donné l'essentiel de leur poésie pendant la période 1945-1960 qui l'ont conçu et mis par écrit. Enfin, du côté du roman et du théâtre, la plupart des auteurs considérés comme les plus influents les plus novateurs se recrutent, là encore, parmi les aînés. Si bien qu'il serait plus juste, quand on parle de la littérature québécoise de cette époque, de la voir plutôt comme une «découverte» que comme une «invention», c'est-à-dire comme la révélation au grand jour d'un corpus déjà constitué antérieurement mais confiné jusqu'alors dans une sorte de clandestinité.

Bien sûr, le rôle de la génération lyrique n'est pas à négliger pour autant. Mais c'est avant tout un rôle passif. Certes, cette génération fournit quelques écrivains et des œuvres importantes au renouveau littéraire : Marie-Claire Blais, Réjean Ducharme, André Major, Miche Tremblay sont bel et bien nés pendant la guerre. Mais outre que ces auteurs appartiennent à la toute première cohorte de ce que j'appelle la génération lyrique et ne la représentent donc pas encore dans toute sa spécificité et sa splendeur, leur contribution, si éclatante soit-elle, ne change rien au fait que, pour l'essentiel, la fonction littéraire de la jeunesse des années soixante n'a pas été de créer de lire et d'accompagner : d'être, en somme, un bon public.»

François Ricard, La génération lyrique, Castelnau-le-Lez, Éditions Climats, coll. «Sisyphe», [1992], 2001, p. 91-92.

Commencer d'abord par la fin et dire que, si cette génération n'a pas autant écrit, toute proportion gardée, que la précédente, c'est peut-être parce que, comme le répète Ricard, le monde s'est plié à ses désirs, alors que l'écriture naît au contraire de la friction, de la surdité du monde, et que ceux et celles de la génération précédente sont nés dans le conflit, sont nés du conflit même, et de l'indifférence de leurs contemporains, occupés à reconstruire le monde quand des poètes et des artistes le voulaient autre ou ailleurs.

Puis remonter vers le milieu et se dire que, quand même, quinze années d'obscurité, quinze ans de solitude, c'est vite dit, mais c'est en fait très long, et c'est beaucoup de doutes, de souffrances, à écrire clandestinement, à forger son chemin dans le noir, entouré de quelques amis, de compagnons blanchis dans les batailles, dans un monde qui devait paraître parfois désespérant – penser à la répétition du mot «espérance» chez Miron, et à la mélancolie qui s'en échappe.

Aucun parallèle possible avec notre époque, bien sûr, aucun parallèle, aucun aucun parallèle, impossible, quoi? notre époque? notre époque si ouverte? notre époque si libre? si riche de culture? d'une si belle et neuve littérature? non, pas notre époque! (ils la louangent dans les journaux, comme ils ont fait à chaque époque)...

(L'essai de Ricard aide à comprendre, par le prisme de la notion de génération, ce qui peut-être se passe : la génération lyrique, boomeuse, est encore reine, voilà, et ses institutions, prix littéraires, livre papier, roman, sont encore respectées, même par les plus jeunes, parce que, vu le nombre (les boomeurs ont encore pour eux le nombre, malgré leur âge), c'est là que le capital symbolique demeure le plus fort, même si (et ça se vérifie), quoique les auteurs rajeunissent, les lecteurs vieillissent, les lecteurs papier, et des vieilles formes – et même, plus que l'acceptation, on note, depuis trois, quatre, cinq ans, le repli (le temps de l'Internet est passé, disent-ils), et l'on revient aux revues papier, par exemple, aux revues les plus emblématiques même de la génération lyrique, parce que le poids du lectorat, des prix, des critiques, des profs, etc., pèse encore du dessus.)

((Mais qu'adviendra-t-il quand ce poids s'allégera (déjà les plumes volent : c'est la vie, c'est la mort, l'heureux et nécessaire renouvellement du monde dont parlait Steve Jobs), quand il y aura bascule (c'est pour bientôt, à ce qu'on dit), et que tout à coup le poids du nombre poussera du dessous? Que feront alors ceux qui se sont accrochés aux navires du passé? Et vers quel horizon se tourneront (non, ce n'est pas ignorance de l'histoire, du passé, c'est simplement que c'est leur tour, et qu'ils n'ont jamais tenu un bottin téléphonique dans leurs mains) ceux et celles nés à l'âge numérique ou un peu avant?))

(((Et ceux et celles qui, depuis 10 ans, 15 ans, forgent leur chemin de nuit, dans un monde qui ne leur appartient pas encore? ou bien ils seront oubliés dans l'interstice de l'histoire, dans l'intervalle des générations, ou bien le nombre, en poussant du dessous, se reconnaîtra en eux, et fera coïncider un temps le monde avec leurs solitudes.)))


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