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Photo du rédacteurMahigan Lepage

Corporation

Statuaire


Une section de la statuaire avait été élevée plus tardivement, sur un coteau. C'était une sorte de {domaine} - et le mot résonnait là de tous ses sens, multiples, à commencer par l'idée du maître, et celle de domination.


On aurait dit, là-bas, que les statues parlaient. Elles adoptaient des poses discourantes, index dressé, livre en main ou missel sur le coeur. On sentait qu'il y avait entente, entre ces statues. Que l'artiste qui avait bâti cette section du statuaire - mais qui était cet artiste? était-ce une seule personne, un groupe, dieu, soi-même, le monde? - avait voulu créer un effet de communauté, de corporation : les corps de pierre avaient été ordonnés avec logique et hiérarchie. Que s'il n'y avait pas entente, du moins il y avait pacte : rien n'était plus important, ici, que l'ordre, que la cohésion, et nul geste esquissé, nulle parole devinée ne devait en compromettre la durée.


L'artiste - appelons-le ainsi - avait installé ce groupe sur un coteau, pour signifier la hauteur du savoir. Les regards étaient surplombants et sûrs. On discourait de ce qui se passait plus bas, ailleurs, partout, d'un ton docte et confiant. Chacun avait sa petite opinion - pas si différente des autres, juste un peu, juste assez pour être propre sans être compromettante.


Ce qui comptait, c'était le sol. Un même sol, un même ancrage serré, rangé, pour la totalité du groupe. Ce sol - on le comprenait bien vite - c'était celui du discours. Les statues même n'étaient pas, n'étaient rien que discours. Or le sol du discours était fragile : il se délitait. Cela aussi avait été voulu par l'artiste, qui avait ménagé, dans le béton herbeux entre les piédestals, de grandes fentes ouvragées.


On avait marché longuement, dans cette section du statuaire. Dix jours, dix ans, peut-être (le temps ici s'arrêtait). On en avait subi, ici. Une fois, on avait été pris entre trois statues sévères. On était pétrifié, incapable de fuir. C'était des évaluateurs - ainsi, en moi, je les appelais. Ils voulaient que je rende des comptes de ce que j'avais dit ou écrit. Il y avait désapprobation, c'était évident. Mes paroles avaient froissé les statues.


Maintenant elles professaient des blâmes, et même des insultes. Elles disaient (tout cela, je le recréais à leurs lèvres immobiles) : "Tu t'es voulu seul : sois seul. Tu t'es voulu hors : sois hors. Tu as cru que le corps se pouvait composer de parties indivises : erreur."


Elles disaient encore (enfermer l'autre dans la parole était de ces forces qu'elles ne retournaient jamais contre elles-mêmes) : "Tu es un individualiste". Et cette phrase, je savais d'où elle venait. Probablement je l'avais moi-même projetée aux lèvres des statues. Ça venait d'une série britannique, {The Prisonner}, que j'avais regardée récemment. En anglais, la phrase était : "You're unmutual". Et cette absence de mutualité, voilà qui parlait bien plus qu'individualiste, lieu commun des critiques de la société d'aujourd'hui. J'étais non mutuel : voilà la faute.


Tout cela est bien loin : {The Prisonner}, les années soixante... Les statues en riaient bien, aujourd'hui, de ces rêves d'enfants. L'individualité avait basculée aujourd'hui dans la rapacerie et la sauvagerie : finie, ces vieilles lunes. Folie, art, individu, création : des mots, pour parler de ce dont on se distancie. J'en étais venu là à me sentir moi-même prisonnier, symboliquement prisonnier. Ce n'était pourtant qu'un {espace} : pourquoi n'aurait-on pu l'investir d'autre chose que de commun? Non. Rien ne comptait ici comme la {mutualité}, le consensus. On ne l'aurait pas admis, évidemment : comment, si on en a fait sa vie même, tout entière rangée?


Et on ne pouvait s'empêcher de se demander, voyant cela, si {l'artiste} n'avait pas donné forme là à son propre conflit. Il se pouvait. Il - mais qui? - avait sans doute dû comme chacun s'intégrer à un moment ou à un autre à une {corporation}. Il avait dû faire corps. Mais s'il était artiste - et il l'était : comment sinon aurait-il sculpté cela? -, il n'avait sûrement pas toléré. Surtout s'il était question de son art, du monde même, de l'existence : il ne pouvait les laisser gâcher cela. Il avait été non mutuel, certainement. Et rejeté comme un corps étranger.


Mais de sa colère, de son refus, il avait fait ce domaine de la statuaire, ces statues en rangées raides, ce sol stabilisé sur l'abîme, ces regards altiers et gris, et c'était à la fois merveilleux et effrayant.

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