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  • Photo du rédacteurMahigan Lepage

Récits en chemin

Note sur le concept de "cheminement" et ses possibles applications critiques



<quote><small> Expérience est marche sur un chemin. Le chemin mène à travers un paysage.


Martin Heidegger</small></quote>


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C'est un mot dont je sais depuis longtemps l'importance qu'il peut avoir. Mais quelque chose en moi résistait encore au concept : il me fallait avancer encore un peu, dans l'écriture et la lecture, avant d'investir cela de pensée.


Je m'en approche maintenant. Du cheminement.


Cheminer. Chemin. Étymologiquement ("c'est toujours par là qu'il faut commencer", m'avait dit une fois une prof à Poitiers), cela veut dire "pas". C'est donc lié d'abord à la marche. Normal, puisqu'il s'agit de notre plus ancien moyen de locomotion. Mais on peut cheminer autrement aujourd'hui : en voiture, en camion, en autobus, en train, à vélo (on dirait plus difficilement "cheminer en métro", "cheminer en avion" ou "cheminer en bateau).


Cheminer implique la présence d'un "chemin". Mais qu'est-ce qu'un chemin? C'est moins sans doute un lieu physique, assignable, qu'un certain type de parcours. Ainsi, on dit que l'on "chemine par les rues" d'une ville. Cheminer implique non pas nécessairement une destination précise, mais une {avancée}, une poussée avant. En cela, il se distingue de la flânerie ou de la déambulation. On ne "chemine" pas par les rues comme on y "déambule". Le déambulateur, le flâneur s'arrête çà et là, rebrousse chemin, dévie de sa trajectoire. Son attention est flottante. En revanche, le chemineur - ou le cheminant - avance, «progresse» (au sens le plus strict : il marche vers l'avant), même si cette progression ne s'achève pas.


Cheminement. Chemin. Acheminement. Ce sont, on le sait, des mots très présents chez Heidegger (et cela suffirait à plusieurs pour les rendre suspects : tant pis). On les retrouve dans les écrits d'après-guerre, tardifs, qui sont à mon sens les plus excitants. Heidegger y déploie (dans les {Chemins qui ne mènent nulle part}, dans {Acheminement vers la parole}, etc.) une écriture radicalement réflexive, qui interroge sans cesse son propre regard, qui ne sépare jamais l'observateur de l'objet. Ainsi, dans l'affrontement à la poésie de Hölderlin par exemple, sont interrogés le rapport entre la pensée (de la philosophie) et le poétiser et la possibilité (mais cela devrait être notre affaire, à nous littérateurs, et non celle de la philosophie) d'une approche poétique de la poésie, ou d'une approche littéraire de la littérature.


Le cheminement vient là comme "méthode" (l'étymologie du mot étant précisément celle de "voie", de "chemin"), comme manière d'approcher le poétique en le mettant sans cesse en réflexion. La parole de Heidegger, dans ces essais, n'est jamais achevée, jamais savante : elle est sans cesse en "progression vers", et elle n'arrive jamais. Et ses livres, ses textes, deviennent la trace de ce cheminement même. Le "tendre vers" (c'est le sens du "per" dans le mot "expérience" par exemple) se suffit comme forme et comme propos.


Facile de deviner à quelles métaphores un tel concept pourrait donner lieu. Le cheminement, ce serait la progression du texte, de l'écriture. À ce titre, tout texte serait cheminement, ou aurait son cheminement propre. On utilise d'ailleurs volontiers ce type de métaphore, parfois sans s'en rendre compte, tant il est ancré dans la mémoire de notre langue. «Pro-gresser», je l'ai dit, veut dire "marche en avant". On dit aussi qu'on "avance dans un texte". On parle de la "marche de la prose". De Barthes à Chevillard, on a dit que la main de l'écrivain était un "cheval" ou un "crabe" : qu'elle marche ou qu'elle court. Il semble de fait qu'un lien très ancien unisse l'acte de cheminer et l'acte d'écrire.


Pour autant, je n'entends pas le concept au sens seulement métaphorique. Il existe certains textes qui, plus que les autres, dans un sens plus littéral si l'on veut, sont conçus comme des cheminements. Je suis en train d'en constituer le corpus (lequel reste donc, pour l'instant, très incomplet). Pour l'instant, ce sont surtout des textes contemporains français (il n'est pas temps encore de les citer : ça viendra), mais je me prépare aussi à remonter dans les siècles. Je cherche des textes-chemins, des proses-chemins, des récits dont le cheminement est le principe. Cela exclut d'emblée une certaine forme de {roman}, tout simplement parce que le principe structurant du romanesque, c'est l'intrigue et le personnage. Déçu par exemple d'ouvrir le {premier roman} (cette expression devrait être interdite) de Catherine Leroux au titre si prometteur, {La marche en forêt}, et de découvrir que la marche n'y a qu'un rôle très secondaire, que tout s'organise autour des personnages...


Des récits, donc, qui sont des cheminements. Des récits de voyage, alors? Non. Ou pas exactement. On trouve évidemment des cheminements dans les récits ou les romans de voyage. On s'y déplace en train, en voiture, à pied... En fait, il y a des cheminements dans à peu près tout texte narratif (ainsi que dans plusieurs textes poétiques, comme {Le reste du voyage} de Bernard Noël par exemple), et rien n'empêche de se servir de ce concept pour en approcher les séquences. Mais le cheminement n'est presque jamais le principe moteur des récits de voyage. Là on chemine, ici on s'arrête, là encore on séjourne... Le récit alors n'est pas cheminement : il comprend des cheminements. En général, dans le récit de voyage : dépaysement > cheminement, alors que dans le récit-chemin, cheminement > dépaysement. Ainsi le bien-nommé {Dépaysement} de Jean-Christophe Bailly, par ailleurs excellent, est sous-titré {voyages en France}, et de fait le principe moteur n'en est pas le chemin, mais le voyage.


De même, cheminement n'est pas synonyme de randonnée, d'exploration, d'excursion, termes qui impliquent l'idée d'une sorte d'aventure, notion étrangère au chemin, qui peut-être (et est la plupart du temps) très familier.


Ne m'intéresse pas, à travers ce concept, d'explorer un thème, mais une forme, ou un processus de mise en forme. C'est la littérature même, et plus particulièrement la prose, que Jean-Paul Goux définissait comme une fabrique du continu, qui se réfléchit dans cette forme particulière. Car bien que le terme ne soit pas que métaphorique, il est probable - et même, dans certains cas, vérifié - que le cheminement, dans ces récits qui en font leur principe moteur, n'affecte pas seulement la représentation mais aussi la construction narrative et textuelle. Autrement dit, ce cheminement que le texte raconte, c'est aussi ce par quoi, ou comment, il raconte. Le texte, plutôt que de prendre une forme achevée, finie, aboutie ou arrivée, est sans cesse en progression ({in progress}), en construction. Il s'achemine vers sa forme et fait de cet acheminement sa forme même. On peut penser que ces textes sont des laboratoires importants de la littérature, en particulier contemporaine, dans laquelle la forme n'est pas au début ni à la fin, mais toujours en chemin.


La prose cheminante est épreuve, est expérience, au sens large du terme, c'est-à-dire qu'elle s'inscrit dans un rapport au réel, au dehors. La phrase de Heidegger citée en exergue est d'une densité et d'une simplicité extrêmes : "Expérience est marche sur un chemin. Le chemin mène à travers le paysage." L'expérience est cheminement, et le cheminement expérience. Cheminer, c'est donc faire une expérience. Ici : une expérience du réel, du monde (toute expérience est ainsi) dans la langue. Le "per" d'expérience est ce "tendre-vers". Et ce cheminement traverse des paysages. Les récits-chemins sont toujours plus ou moins paysagers (qu'il s'agisse d'ailleurs de paysages champêtres, sylvestres ou urbains). "Le chemin mène à travers un paysage". C'est tout simple, et c'est cela. Ainsi ce qui est épreuve (le cheminement comme expérience) peut devenir beauté, déploiement, voire panorama (le paysage).


L'acte de cheminer, je l'ai dit, s'apparente "nativement" à l'écriture (ou l'inverse). Or, il s'apparente aussi à la lecture. En cela, il rejoint, quoique de façon différente, la flânerie et la déambulation (lesquelles, voir Benjamin, sont des actes de lecture de la ville). En cheminant, on lit le monde, les signes, le réel. Mais cette lecture est aussi, et inextricablement, écriture. "[L]e cheminer ressemble à une lecture-écriture”, écrit Jean-François Augoyard dans {Pas à pas : essai sur le cheminement quotidien en milieu urbain} (1979). Lecture-écriture du dehors, du paysage.


Le cheminement est bien une forme du {lirécrire}. D'autant plus qu'il est inséparable de la méthode critique qui chemine vers lui. Autrement dit, le cheminement appartient autant aux textes dont je parlerai qu'aux textes (les miens) qui en parleront. C'est dans la relation qui unit lire et écrire que se situe le cheminement, et nulle part ailleurs. D'ailleurs, je ne m'y intéresserais pas, n'en ferais pas un outil de lecture, s'il n'était aussi, partout présent (mais surtout dans un texte comme {Coulées}, inédit), dans ma propre écriture.


Il restera à voir - parce qu'on ne peut, ni ne veut, ignorer cette question aujourd'hui - quelle place plus particulière, renouvelée, peut avoir le cheminement dans les expérimentations intrinsèquement numériques. Une certaine linéarité, comprise dans l'idée de chemin, semble en voie d'éclater. Je ne crois pas pourtant que cela compromette le concept même de cheminement. Seulement, il faudra se demander : comment cheminer sur une "ligne brisée" (Bertrand Gervais). Ou encore : quel nouveau cheminement, plus {transversal}, peut, dans l'écriture numérique, se déployer?

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