Une parcelle de silence
Si en dehors du moi et des autres il est une part muette
Si souvent, ce sentiment de n'avoir rien qui me soit propre. À dire, à écrire, à penser. Style, originalité : rien. Que la voix des autres, les voix autres, envahissantes, dépossédantes.
[Assumer l'impropre->http://www.liminaire.fr/]. Tâcher de n'être personne. Descendre assez loin pour que le style ne puisse suivre (Michaux). Paradoxe de citer quand on cherche à prendre distance de la dépossession. Mais que fait Montaigne, tout le temps, se cherchant soi : il cite.
Le style. Ce n'est pas simple affaire esthétique. C'est une idéologie du moi. Récuser le style n'est pas choisir le bois au lieu du papier peint. C'est une affaire intime, proche, souffrante.
Il y aurait deux voies hors du style, hors du moi. Aller au bout du parasitage (c'est Flaubert, Beckett...), ou le refuser violemment (c'est Céline, Bernhard...). Il y aurait peut-être aussi une troisième voie : en faire une question, s'y {intéresser} (Michaux).
Au départ, je n'ai rien à dire. La seule façon de ne pas s'emmêler aux voix : se taire. Ponge : il y a cette langue usée, usagée, pleine de mauvaises habitudes, mais d'où me vient de préférer ceux qui malgré cela parlent?
On peut pratiquer le silence. Je veux dire : dans la langue, dans la parole. Ça s'emmêle, on se perd, on imite, on se distancie. À la fin, on est sûr de rien, sauf qu'il y a là-dedans une part de silence, qui n'est à personne, de personne.
Le problème commence quand le social (les autres) vous intime de parler. Dès que je dois parler alors que je préférerais me taire, le silence me devient inaccessible (le silence, comme le temps, comme tant de choses subtiles, est rétif à la volonté). Alors je fais parler les autres. Tout le monde fait ça, mais il y a la manière. Dans les sciences humaines (j'inclus là-dedans, parce que le sol du discours est le même, la majeure partie des études littéraires), on admet les patchworks de paroles autres, du moment que celles-ci soient dûment citées. Ce que je fais est différent : je fais parler les autres pour les faire taire, pour trouver l'endroit où je pourrai trouver un {départ} de pensée ou de prose, et aller dans des zones où je ne sais plus qui parle.
Le problème, en fait, c'est qu'on me demande à l'avance de quoi je vais parler : les seules paroles que je connais d'avance, ce sont celles des autres. Et mes propres paroles ne me paraissent jamais propres : soit elles sont usagées, soit elles sont silence - dans un cas comme dans l'autre, elles ne sont plus miennes.
J'ai fascination pour ceux qui s'identifient pleinement à leur propre parole. Comment cela est-il possible? Il doit falloir beaucoup d'efforts, beaucoup d'étais, pour soutenir aujourd'hui un style, une originalité, à travers le temps.
Quand j'essaie de voir ce qui me serait propre, je ne trouve rien. Sinon peut-être le paysage d'enfance (Rilke dit bien de regarder par là). Les chemins. Le relief. Les arbres. Les véhicules. C'est presque tout. Je ne crois pas avoir réussi à aller plus loin (un timbre poste, voilà tout, disait Faulkner). Rien que je vois, lise, entende, reçoive au-delà des chemins de terre et de bois des plateaux où j'ai grandi, chemins bordés d'arbres où passaient des véhicules. Tout un monde tient là-dedans : il n'en faut pas plus.
Est-ce moi? N'était-ce pas plutôt le temps où je n'étais personne? Où, en tout cas, moi n'était qu'un élément de ce monde, de ce paysage. Et cela permettait d'apprendre vraiment. Je n'étais pas alors du tout figé dans un style, dans un propre, et les autres ne m'avaient pas encore complètement parasité (les paroles des adultes te semblaient alors si limitées en regard du monde muet au-dehors : souviens-toi).
S'il y a là nostalgie, elle n'est pas complaisante : vouloir retourner à ce temps serait le signe le plus sûr qu'on lui est devenu étranger. Mais comprendre qu'il n'y a rien d'autre que cela. Pour moi : des cheminements, des feuillaisons, des défeuillaisons, des montées et des descentes. Parce que c'est le seul dehors dont j'ai pu vraiment m'imprégner. La seule parcelle du monde que j'ai comprise, parce que je l'ai aimée et vécue vraiment. C'est l'indépassable horizon.
Quand je retourne dans ces zones - non que je l'aie voulu : la volonté, je le répète, est impuissante -, je sais que je me suis tu, que les autres se sont tus. Il n'est plus rien alors que le silence.
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