Une éteinte | Serge Merlin lit Thomas Bernhard
Lecture d'"Extinction" par Serge Merlin au Festival international de littérature à Montréal
<quote> {Extinction} de Thomas Bernhard <br/>
Lecture : Serge Merlin <br/>
Traduction : Gilberte Lambrichs <br/>
Adaptation : Jean Torrent <br/>
Réalisation : Alain Françon et Blandine Masson <br/>
Présenté au Théâtre Prospero à Montréal du 26 septembre au 1er octobre 2011
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Une lecture. Non pas un [monologue->http://www.mahigan.ca/spip.php?article18], pas une interprétation vraiment. Une lecture.
Qu'advient-il de cette activité, devenue principalement privée depuis quelques siècles seulement, lorsqu'elle redevient publique? La littérature peut être dite, peut être lue. On considère cette pratique plus près du chant que du théâtre et on n'est pas toujours convaincu par l'appropriation des textes de littérature par les comédiens. C'est souvent trop parlé et pas assez chanté. Lire un texte de littérature n'est pas affaire de communication ni d'interprétation. Dont acte.
Mais c'est autre chose qui se produit ici, en ce soir, au théâtre Prospero, sur la rue Ontario à Montréal (rue remuante, parfois violente, mais où se frottent des strates sociales tellement différentes de celles dépliées dans {Extinction}). On n'est pas au théâtre, vraiment : devant les spectateurs, les auditeurs, une table, une chaise, un texte, des lampes. Ici, on fera lecture : et cela n'est pas déguisé.
Bien sûr, on n'aurait pas fait les mêmes choix, depuis notre univers, la littérature, que ceux que l'on fait depuis son univers propre, le théâtre : parce que tous, et en particulier le {lecteur}, Serge Merlin, sont issus du jeu, appartiennent au jeu. On a choisi l'une des oeuvres les plus {romanesques}, dans sa forme, dans son format, de Thomas Bernhard, {Extinction} (les textes autobiographiques, {L'origine}, {La cave}, etc., et même {Le neveu de Wittgenstein} par exemple, refusant la scission du "je" entre auteur et narrateur, devaient paraître quasiment impossible à un acteur, habitué à la notion de personnage). On ne s'est pas non plus toujours gardé, dans la lecture, d'{interpréter}, çà et là.
Mais l'essentiel n'est pas là.
Une étrangeté, dans le dire, dès les premières phrases. On ne comprend pas bien tout de suite, malgré l'amplification discrète par microphones et hauts-parleurs. Parce que la prononciation est nouvelle, cherchée, hésitante et hasardeuse. Parce que la scansion du texte n'obéit à aucune norme ou presque, mais à comment les mots et les rythmes traversent le corps.
Il est là, Serge Merlin - seul, assis derrière sa table de lecture. C'est lui, c'est Serge Merlin, et non pas Murau, le narrateur d'"Extinction", que son dire pourtant suscite comme un double, un fantôme. Il est vieux, cet acteur, ce lecteur, et son corps fatigué, mais qui garde vigueur et tension dans sa fatigue, est à même de porter les mots de Bernhard, les rages et les explosions folles de Bernhard. Il lit, ne raconte pas mais lit : c'est sur cette lecture que porte toute notre attention. C'est elle qui est vraie, touchante, bousculante, et qui semble toute réelle, quand elle est si travaillée, si {faite}, si cherchée. On y croit, à cet homme qui lit, comme si l'on était ailleurs : dans le bureau, le salon, la bibliothèque d'un vieux monsieur, qui avait des choses très importante à nous {dire}, à nous transmettre.
Lire comme cela est écrire aussi : mais écrire avec son corps. Récrire, plutôt : ce récit de Thomas Bernhard, qui est une formidable dévastation. Il est des phrases dans {Extinction} qu'il me presse d'aller relire, qui sont non seulement art, mais réflexion sur cet art : sur le récit comme art d'éteindre. Tout évidemment est perdu déjà dans ce que transporte la parole du narrateur, Murau : l'enfance, les parents, les socialités nazis et hypocrites, et surtout ce lieu qui résonne en un nom dur, comme craché : Wolfsegg, ses bâtiments, ses pièces, ses couloirs, ses dépendances, ses souvenirs associés et haïs. Tout est perdu, mais reste allumé en la tête, dans la mémoire, comme un feu. Alors écrire, raconter est extinction, est éteinte. Et à la fin, c'est Wolfsegg même qui s'éteint, disparaît, ses bâtiments ventilés, cédés à la communauté israélite de Viennes, dans un ultime geste de violence nécessaire.
Tout cela passe, dans la lecture de Merlin. Mais passe comme en impression dans le corps, dans la voix. Il y a des moments où il ne lit plus, et sa voix, sa propre voix-off pré-enregistrée prend le relais : toujours pour décrire, pour élever des bâtiments et des paysages. Mais alors, c'est ce corps encore qu'on regarde, ce visage aux lèvres immobiles, où se condense tout le récit. Puis les lèvres de nouveau bougent, il y a narration ou imprécation, exagération, et la bouche crache et les bras se tendent.
Quand le lecteur a fini de lire, s'en va puis revient, salue, pas comme au théâtre vraiment, mais de façon extrêmement originale, comme peut-être un lecteur du temps de Rabelais se pliait en deux par politesse une fois un texte récité, dans une joyeuse modestie d'avant l'invention du moi, alors on ne peut s'empêcher de penser à cette phrase d'{Extinction} : qu'il est bon d'être un peu vieux fou, au moins à partir de quarante ans...
Il faut être penché sur le tard, peut-être, sur la brunante, pour porter si bien de Bernhard - cette éteinte.
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